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Garder l’état d’urgence pour la fin : France.

Vincent Battesti

 15 novembre 2005. Suisse (Lutry) – France (Noisy-le-Grand).
Pendant deux jours, ma voiture est restée sagement garée. Après ses 410 km de traversée est-ouest de la Suisse, j’ai eu aussi envie de la ménager pour le dernier saut vers Paris. Ce matin, quand je la prends, le compteur est à 90922 km.

Autoroute à flanc de coteau, il fait gris. Direction Nyon, puis dans la montagne vers Saint-Cergues. La forêt est dans les brumes, une forêt de hêtres, bientôt de conifères en montant. Et le soleil commence à percer dans les lambeaux de brumes. Puis on passe au-dessus des nuages : en Suisse, vivre sous un couvercle sombre de nuages n’est pas une fatalité, il suffit de grimper aux montagnes.

Au kilomètre 90990, au niveau d’un col, je suis en France : les douaniers suisses étaient occupés à vérifier ce qui rentrait et les français n’étaient pas là. Rentrer, sans tambours, ni trompettes, ni contrôle. J’y suis. J’arrête la voiture plus loin. J’y suis vraiment. Région Franche-Comté. Je repars.

Avec le Jura, tout de suite une impression d’espace et non plus ces surfaces suisses jardinés ou en enchevêtrements routiers. Soleil sur la France, mais bientôt en descendant encore de la brume. Arrêt dans un petit village, à l’hôtel restaurant de la Poste : troquet d’habitués avec sa collection de prix et trophées sportifs alignés sur le radiateur et devant le miroir (ce qui les multiplie par deux). Plat du jour, de la biche, pas chère, et la table est mise avec de vraies serviettes blanches en tissus, ça devient rare.
La table d’à côté, que des hommes en pull et pantalon vert kaki, des gardes forestiers. De drôles de discussions à table entre collègues, qui oscillent entre pathologies forestières, points retraite et congé et la prochaine bouffe où l’un fera du pain aux noix, pour enfin dériver vers le vieillissement, l’inscription du temps dans le corps et son usure.

Le soleil revient. Direction Dijon, puis Paris. J’y vais encore doucement. Arrêt gastronomique à Poligny « la capitale du comté », mais aussi du vin de paille (le vin jaune) du Jura.

Sur la route, les alignements de peupliers des deux côtés de la chaussée succèdent aux alignements de platanes. Et la France n’est que le continuum du reste, l’arbitraire d’une destination.

En auto-stop, peu de candidats, je prends un jeune type qui travaille « sur les saisons » (agricoles), mais aussi au Secours Populaires. « En une année, à Dôle, c’est terrifiant l’augmentation des familles [suivies pour pauvreté] qu’on a ! » Encore une discussion sur l’état d’un monde qui ne fait pas rêver. Il m’apprend les dernières nouvelles : huit bus brûlés à Dôle et l’état d’urgence (l’état d’urgence !) va être prolongé de trois mois en France par le chef de l’État… Je laisse tomber les CDs et passe à la FM : comme dit un auditeur, ce n’est qu’une formalité, le Parlement qui est bleu horizon va voter cette reconduction d’état d’urgence. Euh… où suis-je arrivé au fait ? en France ?

J’essaye de capter la radio comme je peux : je prends l’autoroute pour accélérer le mouvement. Guère en fait, il fait vite nuit et surtout il pleut salement. Je glisse d’une autoroute à l’autre pour terminer sur la Francilienne, et m’arrêter vers 20h30 chez mon frère, « aux portes de Paris », à Noisy-le-Grand, pour garer ma voiture égyptienne dans ces banlieues sous couvre-feu.

 La suite, il n’y en a pas, c’est fini.

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Vincent Battesti , "Garder l’état d’urgence pour la fin : France. " (en ligne), Anthropoasis | vbat.org, page publiée le 15 novembre 2005 (visitée le 19 mars 2024), disponible sur: https://vbat.org/article255