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Rapport sur les travaux antérieurs

Janvier 2007 - extrait du rapport pour une candidature au CNRS

Vincent Battesti

Après un long terrain de thèse dans les oasis du Sud tunisien (et autres oasis maghrébines), puis une année à Taez au Yémen, mon contrat de recherche de trois ans et demi au Caire en Égypte (CEDEJ) m’a permis de travailler en anthropologie sur deux champs géographiques et scientifiques. Ont été déclinées (livres en cours) d’une part une écoanthropologie (anthropologie des relations société/nature) à Siwa, oasis berbère des confins libyens, qui tire profit de ma désormais familiarité avec les systèmes oasiens (au Maroc, en Algérie, en Tunisie, au Yémen, en Égypte), et d’autre part une anthropologie urbaine des espaces publics du Caire (amendée à Khartoum).
Mes terrains oasiens débouchent sur des propositions novatrices sur la compétence des acteurs locaux à user de ressources socioécologiques (environnementales et idéelles) et sur les modalités de coexistence de « natures » différentes en un même espace. L’initiation d’un travail sur les jardins publics et le centre-ville cairote a conduit à rendre comte de l’évolution (observée et dite par ses acteurs) du cadre de l’espace public lui-même, mais surtout de ses usages, des normes et manières de se comporter en situation d’anonymat urbain.


1. Problématiques majeures de recherche.

Mes problématiques de recherche se sont toujours orientées vers une anthropologie de la nature (ou des natures) dans le monde arabo-musulman, au Maghreb et au Proche-Orient. Il s’agit de l’étude des rapports réciproques et dynamiques entre les sociétés et leur environnement, médiatisés par les discours et les pratiques, notamment agricoles, esthétiques et récréatives.
Les acteurs d’un environnement, quels qu’ils soient, perçoivent, conçoivent et pratiquent (dans un même mouvement, sans préséance — recherchée — entre concept et pratique) l’espace en même temps que leurs relations à cet espace avec lequel ils interagissent. Il n’existe évidemment pas un type unique de relation : les acteurs pris dans des situations font appels à des registres de relations (pratiques et cognitives) à l’environnement. Ces registres ne peuvent être déconnectés de leur cadre spatial, temporel et physique avec lesquels ils sont forcément en liaison — mais non en adéquation. Ces ensembles de ressources cognitives et de pratiques et de ressources physiques et biologiques forment ce que l’on peut appeler des « ressources socioécologiques », d’ordre idéel, naturel et pratique, mobilisées de manières différenciées pour un même environnement selon les acteurs et les situations. Ces ressources ne sont donc pas uniquement des ressources du lieu. L’accès et la mobilisation de ces ressources socioécologiques ne sont pas équitablement partagés. Ce sont ces compétences à mobiliser ces ressources socioécologiques qu’il faut éclairer.

Ressources socioécologiques
(Battesti 2004, 2005)

Cette réflexion, élaborée autour des problématiques oasiennes du Sahara (Jérid tunisien, Djanet en Algérie, Sud marocain, puis Hadramaout au Yémen) des modalités d’accès à — et d’usage de — ces « ressources socioécologiques », a été portée, lors de mon contrat au CEDEJ, sur mes terrains égyptiens, rencontrant l’actualité des préoccupations locales sur les questions environnementales, les ressources naturelles, le cadre de vie et l’évolution des comportements.
Cette ambition a commandé l’analyse ethnologique minutieuse des différents registres (d’espaces, de temps — socialement construits et éprouvés par les agents —, de pensées, de pratiques) en concurrence ou simplement coprésents en un lieu. En Égypte, mes terrains furent l’oasis de Siwa d’une part, pour approfondir de nouvelles directions d’enquête en « écosystème connu », et Le Caire d’autre part. Ma recherche a en effet glissé vers un cadre urbain (Le Caire et Khartoum) pour éprouver ces premiers résultats, en me focalisant d’abord sur les jardins publics et ce que j’ai appelé « les petites natures urbaines », espaces appropriés dans le tissu urbain pour y recréer des espaces jardinés. Les divers acteurs qui agissent sur un environnement (en milieu urbain ou en palmeraies d’oasis) ne sont pas des mandataires de « représentations collectives » ou de systèmes de valeurs qui s’affrontent pour la construction d’espaces. Au contraire, nous avons souvent affaire à des références discontinues à des praxis.
Voici ce qu’ont été mes problématiques majeures, détaillées ci-dessous, pendant mon travail de thèse (1993-1998) et les années de recherche qui l’ont suivi. En 2005, a été publié l’ouvrage Jardins au désert, Évolution des pratiques et savoirs oasiens, Jérid tunisien, aux Éditions IRD, qui fait mise au point actualisée et enrichie de ce travail de thèse au Maghreb, mais qui n’aborde pas encore la richesse de mes terrains égyptiens et du Proche-Orient.

2. Travaux de thèse au Maghreb.

Pendant ma thèse de doctorat (Battesti, 1998), dans les oasis du Jérid tunisien (région Sud-Ouest), qui fait suite à un travail de DEA sur une oasis algérienne (Battesti, 1993), il m’est vite apparu qu’une approche d’ethnologie classique était trop limitante pour appréhender les mécanismes dynamiques des interrelations à l’environnement d’une société, d’autant que je travaillais en même temps pour un projet de développement sur l’agriculture d’oasis (CIRAD-INRAT) qui m’obligeait à embrasser la diversité des agricultures contemporaines. Le piège principal aurait été de s’enfermer dans une perspective qui tendrait à réifier une société « traditionnelle » quand l’observation du contemporain nous demande un élargissement du cadre d’analyse.
Je travaillais en partenariat avec des agents nationaux du développement qui considéraient cette région d’oasis handicapée par son traditionalisme têtu. D’un autre côté, les travaux ethnologiques et géographiques sur les oasis me montraient l’assujettissement de ces oasis à la ressource en eau et, qui plus est, affirmaient toujours une disparition de l’oasis provoquée par la prétendue perte d’un équilibre immémorial. Je profitais d’avoir à établir des références socio-technico-économiques (Battesti, 1997) de l’agriculture régionale (dont un suivi sur une année d’un échantillon de jardins à Tozeur, Degache, Nefta, Dghoumes…) pour en faire la base de mon enquête ethnologique sur ces oasis millénaires (en comparant avec mes terrains algériens touaregs à Djanet et sud marocains à Zagora surtout). Dans la thèse, après une première partie qui annonçait une méthodologie « circonspecte », la seconde abordait une description minutieuse de ces terroirs en se concentrant d’abord sur les espaces de cultures dont on dégagea une logique d’emboîtement de différents niveaux d’organisation : des planches à la palmeraie (jâr). La dimension du temps intègre la contexture de l’espace : on peut définir des cadres pertinents de pratiques selon la portée spatiale et temporelle visée/autorisée. Par ailleurs, la complexe organisation interne des jardins ne répond pas qu’au plaisir géométrique. Elle accueille les plantes cultivées : leur inventaire souleva les questions des choix et des usages. Si l’on considère ces végétaux comme autant d’outils d’une socialisation directe de la nature, ils règlent différents rythmes qui semblent imposés aux pratiques agraires (le palmier dattier par exemple avec ses rythmes biologiques et/ou culturaux). Toutefois, les caractères du milieu, et même l’organisation sociale du travail agricole, ne sont qu’en partie en mesure d’expliquer les stratégies variées élaborées au sein des jardins. Je n’avais encore présenté qu’une « norme » de l’exploitation du milieu oasien par les oasiens. Que vaut-elle si c’est pour conclure que telle, cette norme est davantage une réalité littéraire que vécue ? Comment aborder les dynamiques ?
La troisième partie montra que l’oasis n’est pas construite par ses seuls acteurs (apparemment) de l’intérieur, qui ont les pieds dans la terre, la tête sous leurs palmiers. Je constatais que dans un même espace à vocation agricole coexistaient et se croisaient « des » natures construites en mouvement : un espace unique devient « des » lieux investis par des pratiques hétérogènes (formes de sociabilité, parcours, représentations et discours, sens esthétiques). Et se poser la question des agents du mouvement de ces espaces, c’est questionner notamment les motivations, les attentes et les regards de tous les acteurs, des jardiniers aux touristes, en passant par les agents de vulgarisation agricole ou les jeunes désœuvrés du souk (bezness) ; puis réaliser enfin que chaque catégorie d’agents n’est jamais « harmonieuse ». Une lecture classique en sciences sociales poserait la nature oasienne comme un champ de pouvoir : « La nature ne prend pour l’homme forme et réalité que pour autant qu’il la pose comme objet d’intérêt humain, et la nature comme objet d’intérêt humain c’est, quoi qu’il en dise, l’objet du désir de l’autre. » (Delbos et Jorion, 1988) Mais seulement opposer des acteurs simplifiait trop encore des dynamiques sociales qui ne se résumaient pas aux seuls conflits d’intérêts. Certes, l’appréciation du paysage et de son esthétique ainsi que la notion de travail donnent lieu à des conflits de représentations (des représentations véhiculées « en morceaux » par des acteurs), mais les interventions de l’État dans le cadre du développement (un historique colonial nous permettait d’en saisir le sens et la portée) ou même du tourisme transforment profondément autant les normes locales que les espaces. Ce ne sont plus des acteurs qu’il me fallait considérer, mais l’utilisation par les acteurs de « registres naturels » ; chaque acteur se place, en partie selon les situations, sur une trame dont les pôles seront trois différents registres (en partie incommensurables) de relations au milieu, des idéaux-types (au sens de Weber, 1992 [1922]). La notion même de nature perd alors son caractère matériel pour n’être guère plus qu’une grille topologique sur un monde continu selon l’expression de Leach (1964).
La dernière partie de la thèse s’attaquait à l’idée que l’oasis n’est pas figée, mais joue les « révolutions permanentes ». Je mettais d’abord à profit les vastes données collectées dans le cadre de mon suivi. L’établissement de références technico-économiques me permettait d’entrer dans un concret de cette agriculture qui rend compte des investissements tant en masses de travail, en intrants que financiers, et de juger, selon certains critères, de l’efficacité des systèmes de cultures présentés sous forme d’une typologie. Mais cela fait, l’agriculture ne peut se résumer à une approche purement quantitative qui montra vite ses limites quand il s’agissait d’aborder par exemple la notion de rendement de ces systèmes (notion notamment absente dans les jardins classiques et sinon, que mesurer ?) ou de se confronter à d’autres réalités d’oasis (les néo-systèmes oasiens bédouins peuvent détourner les intentions gouvernementales). Je tâchais de mener une recherche qui ne réifiait pas un âge d’or, ce bikrî qui structure (avec la thématique de l’eau) le discours oasien comme un parler politique (et qui également s’accorde à l’objectif gouvernemental de créer un « tourisme saharien »). L’usage de la théorie hiérarchique (Baudry, 1992) permet de critiquer l’effet d’optique qui fait habituellement dire que le mouvement d’ensemble des jardins est vers la décadence. Il y a plutôt, et il y a toujours eu, une circulation des jardins entre différents états, états toujours transitoires. Au niveau de l’ordre des jardins, ce sont les caractéristiques des cultivateurs et de leurs exploitations qui vont déterminer les évolutions, alors qu’au niveau régional, ces variables auront peu d’importance (d’autres prennent le relais, exerçant un contrôle sur les niveaux englobés) du fait de l’organisation hiérarchique de l’espace qui donne une certaine autonomie aux différents niveaux.
Isoler quelques facteurs principaux permet de tracer les trajectoires possibles entre les différents types (ou états) d’exploitations des palmeraies. Ainsi en est-il de la surface des jardins, croissante et décroissante au rythme des successions, des acquisitions et transactions diverses : le mode de faire-valoir y est intimement lié. Les jardins s’intègrent à d’autres jardins, ils ne s’affranchissent pas totalement des niveaux d’organisation spatiotemporel. Il en découle des propositions méthodologiques d’observation ou de diagnostic. Il apparaîtra que les relations d’une société et de son environnement se nourrissent par un système de causalités réciproques : les sociétés et leurs natures se construisent l’une l’autre, loin d’interprétations déterministes.
Il s’agissait donc de montrer le caractère socialement construit de la nature, mais de proposer aussi au-delà une compréhension des évolutions des oasis, constructions et productions sociales et naturelles.


3. Post-doctorat UMR 5145 : Paris, Jérid (Tunisie), Port-Vila (Vanuatu), Siwa (Égypte) et Taez (Yémen).

Mon hébergement au sein de l’unité qui allait devenir l’UMR CNRS 5145 fut l’occasion de retourner sur le terrain, de réfléchir à une mise en ordre théorique de mes acquis de recherche et à publier sur une anthropologie des natures oasiennes en explorant l’espace et les spatialités (Battesti et Puig, 1999), comme le temps et les temporalités (Battesti, 2000) au Jérid. Par ailleurs, je continuais à me délocaliser, puisque — sans m’étendre sur une passionnante et instructive mission de conseiller au Vanuatu — je retournais au Jérid tunisien et j’allais enquêter ensuite dans les palmeraies de Siwa en Égypte, puis du Hadramaout au Yémen . Cette mise en perspective (j’accorde beaucoup d’importance aux démarches comparatistes) me permettait d’alimenter ma réflexion issue de mon terrain principal tunisien.
Cette notion d’usage de « registres naturels », en particulier, fut développé et aboutit à proposer le concept de « ressources socioécologiques », ressources à la fois naturelles et idéelles employées par les acteurs dans leurs rapports à l’environnement selon les situations et leurs compétences (Battesti, 2004b). J’éprouvais ensuite cet outil conceptuel à l’aune de la problématique de l’eau dans les oasis (Battesti, 2002) qui permit d’esquisser une histoire qui n’est plus celle d’acteurs sur l’eau : l’évolution, le partage, la « contagion » (au sens de Sperber, 1996) de « ce qui sous-tend l’action sur l’eau » nous montra comment le contrôle régional ou national de la ressource en eau s’intègre à une économie économique et politique du contrôle.
Cette période fut aussi l’occasion d’initier de nouvelles directions de recherches. J’entamais d’une part, sous l’impulsion du directeur du CEFAS à Sanaa, une recherche sur la communication non verbale (les gestuelles) au Yémen (Battesti, 2001), démarches que j’ai ensuite poursuivies au Caire et à Khartoum (travaux en cours) : alors même que la diversité dialectale du monde arabo-musulman a fait l’objet de nombreuses études, peu de travaux scientifiques en anthropologie ont été consacrés à l’étude de la communication gestuelle et sa richesse d’expression. D’autre part, j’élabore sur le long terme un projet d’anthropologie des environnements sonores, dont mon intérêt croissant pour les domaines du son est à l’origine (enregistrements d’ambiances sonores) Pour l’instant, je m’en tiens à l’accumulation de données enregistrées d’ambiances (en général sur minidisques) et de réflexions sur l’invention de ce domaine de recherche (une première production sur ce thème de recherche a été la présentation des ambiances sonores du Caire dans une exposition de La Villette, voir Battesti, 2004c). Enfin, une dernière direction de recherche est un travail plus proche de mes domaines de compétences habituelles, une anthropologie du paysage dans la région de la Castagniccia (Corse), centrée en particulier sur la commune de Nocario, en collaboration avec l’ENSP (l’École nationale supérieure du Paysage, à Versailles) : évolutions des pratiques et des perceptions de (et des notions de) la nature, l’environnement et du paysage.
Ces trois directions de recherche, les gestuelles, une anthropologie sonore et le paysage de Castagniccia, sont toujours en cours de traitement.


4. CEDEJ Le Caire (Égypte).

Ce long séjour en Égypte en contrat avec le ministère français des Affaires étrangères fut une riche opportunité non seulement de participer activement à la vie du centre de recherche (notamment dans la direction avec François Ireton d’un ouvrage en cours de publication, Égypte contemporaine, avec 25 contributeurs), mais de mener de riches terrains en ethnologie et de pousser ma réflexion sur le thème général des « inventions de natures en milieux urbain et oasien ». Les deux terrains privilégiés furent l’oasis berbérophone de Siwa et la mégapole du Caire. L’angle initial d’approche fut le jardin, oasien ou urbain, approche qui fut élargie sur le terrain. Je faisais le constat d’une part que l’unité pertinente d’action directe des acteurs en mode oasien et opératoire d’analyse pour le chercheur était le jardin et d’autre part que les jardins urbains du monde arabe avaient été très peu étudiés. La littérature est abondante sur les « jardins islamiques » en général (avec pour référent la description coranique du paradis), mais elle ne concerne qu’un petit nombre de jardins historiques (andalous, perses, etc.) aujourd’hui décontextualisés, tandis que les jardins urbains des époques mamelouk et ottomane au Caire n’ont suscité aucun travail d’envergure (d’où le lancement d’un groupe travail sur « les jardins au Caire jusqu’au XVIIIe siècle » au CEDEJ). Quant au contemporain, la littérature est pauvre à l’exception notable d’une thèse de géographie récente (Gillot, 2002) et qui fait le pari de définir les jardins publics sur trois capitales arabes (Rabat, Le Caire, Damas) comme des « espaces autres », réifiant la coupure intérieur/extérieur des jardins islamiques.

L’objectif de mon travail sur les espaces publics urbains du Caire était de définir les modalités d’usage des espaces publics et ses normes de comportements, en particulier dans les jardins publics et le centre-ville, tous deux « inventés » au XIXe s. par un courant réformiste urbain (ce travail abordait donc aussi la morphologie des lieux et leur histoire). Il s’agissait de comprendre l’évolution même de l’espace public dans une ville arabe, Le Caire en particulier, l’invention de certains de ces lieux comme les jardins publics, et l’usage qu’en font les Cairotes (bien sûr en distinguant les différents types de fréquentations et d’usagers). Ainsi, ces deux types d’espaces sont — du point de vue de ses actuels usagers populaires — en voie de « démocratisation » et en même temps — du point de vue des anciens usagers bourgeois d’avant le tournant 1960-1970 — en pleine dégradation (et en même temps de patrimonialisation maintenant que ces espaces leur échappent). Le travail était essentiellement un travail ethnographique d’observations et d’entretiens, avec une approche plus livresque dans sa dimension historique. J’ai intégré à mon analyse l’ensemble des différents types de jardins publics du Caire, jusque dans ces formes limites d’« espaces verts informels » (comme ces ronds-points enherbés qui servent d’espaces de pique-nique aux familles cairotes). J’analysais les formes et l’organisation de ces jardins (dont le « dressage » de la végétation), les publics qu’ils drainent et les usages qui en sont fait, soit la nuance qu’introduit Isaac Joseph (1998) entre dispositifs et dispositions (ouvrage en cours de rédaction). En me focalisant sur quelques jardins, en particulier une ethnographie du Giza Zoo (Battesti, 2006b), j’ai mis en exergue les attentes et surtout les pratiques propres à certains lieux, les tensions avec le programme initial de ces lieux de récréation et les divers dispositifs de contrôle dans ces situations d’anonymat (qui contrastent avec la situation d’interconnaissance des quartiers populaires d’origine de la majorité des usagers). J’ai étendu cette réflexion au centre-ville cairote, le Wast al-Balad. L’évolution durant ces trente à quarante dernières années de l’usage de cet espace public est concomitante de celle des jardins publics : délaissés par les classes aisées (engagés dans d’autres stratégies spatiales, dont les gated communities sont le paroxysme) et occupés massivement par les classes plus populaires. Ces classes populaires (sha’abî) y ont inventé de nouveaux lieux publics et nouvelles formes de sociabilités définies par de nouvelles pratiques et normes qui ne sont ni celles qui prévalaient auparavant ni celles directement importés des quartiers populaires (Battesti, 2004a). Cette enquête m’a conduit à m’interroger sur la notion de loisirs populaires en milieu urbain arabe. La question fut alors également posée à Khartoum, où le pique-nique est une institution sociale, en étudiant les conduites récréatives et ses arrangements avec les contextes moraux et politiques (islamiste, mais en évolution avec la signature de la paix avec le Sud ; article en cours : Politique, pique-niques et amours nilotiques, Les récréations pastorales à Khartoum (Soudan) en 2005).
Quant à Siwa, l’objectif y était de comprendre les pratiques et perceptions de l’espace oasien en menant une anthropologie de l’espace et des paysages (ouvrage en cours). La comparaison fut toujours sous-jacente, bien entendu, avec les oasis sur lesquelles j’ai travaillé antérieurement, en particulier le Jérid tunisien, mais aussi Djanet, autre palmeraie cultivée par une population berbère. La conséquence la plus évidente de ce comparatisme fut de « dénaturaliser » un peu plus encore l’évidence des choix sociaux locaux dans la construction de ces terroirs, soumis pourtant à d’importantes contraintes environnementales. Les acteurs oasiens considérés ne sont pas tous des agents locaux, puisque j’ai intégré également les touristes et les agents de développement (gouvernorat, Ministère de l’Agriculture et organisations internationales). Ceux-ci manipulent des registres (qui devraient former des ressources socioécologiques) qui ne sont pas non plus toujours enracinés dans le lieu. Ces pratiques et perceptions de l’espace oasien peuvent se transcrire en termes de tensions entre le global et le local : c’est dans une certaine mesure vérifié, mais il fut plus fécond de réfléchir en termes de compétences, d’arrangements et de négociations sur les questions de relations à l’environnement. Il s’agissait aussi d’étudier la question du paysage et son évolution à Siwa, question que se posent objectivement les Siwi à l’heure où ils contrôlent de moins en moins leur ouverture sur l’ailleurs (Battesti, 2006a). J’ai posé aussi à Siwa les problématiques d’espaces et de sociabilités (internes et externes aux jardins) et, pour une part, les mêmes questions et les mêmes méthodologies qu’au Caire se sont imposées. Le travail s’effectuait par observation participante et des entretiens. J’ai aussi procédé au relevé des techniques agricoles en usage dans les jardins de palmeraies, à l’établissement d’un lexique siwi (berbère) et à l’observation des pratiques, ceci afin d’éclairer les systèmes classificatoires (du matériel biologique ainsi que des paysages et des espaces).

À Siwa, la phrase d’un de mes interlocuteurs siwi qui m’assène « Pourquoi j’irais voir d’en haut ce que je connais déjà d’en bas ? » (Battesti, 2007 [à paraître]) suffisait à ébranler l’universalité du concept de paysage. Cela ne suffisait pas pour autant à comprendre la variété des qualités et des usages des espaces. Ma voie privilégiée était celle d’une anthropologie de terrain qui s’appuie sur l’empathie plutôt que l’ignorer : c’est un peu plus que « le partage de situations » induit par la simple observation participante, c’est l’investissement dans la relation à un « autre » singularisé. Néanmoins, si cette implication reste de même intensité quelle que soit l’échelle spatiale étudiée (de l’oasis au jardin), les différents niveaux d’organisation spatiale renvoient à des présentations et des « réceptions » variables de son identité ou de son altérité (pour le chercheur que je suis comme pour les habitants de Siwa).
Je n’étonnerai aucun de mes lecteurs ethnologues en mentionnant l’investissement personnel, intime même, auquel aboutit ce type d’enquête. Au-delà d’une éco-anthropologie, Siwa est un terrain que j’ai massivement investi durant mon expatriation en Égypte. Ce fut l’occasion de réfléchir au travail même d’enquête, à une épistémologie de l’enquête de terrain en Égypte en général avec la codirection d’un numéro d’Égypte/Monde arabe (Battesti et Puig, 2007).


Depuis mon retour réel d’Égypte à Paris, en mars 2006, je suis chercheur associé au sein de l’UMR 7206 Écoanthropologie et ethnobiologie au Muséum national d’Histoire naturelle. Outre les publications en cours (numéro d’Égypte/Monde arabe, achevé, et l’ouvrage Égypte contemporaine), cette année sabbatique est consacrée à la rédaction de deux ouvrages qui viendront clore mes années aux CEDEJ, davantage consacrées au terrain qu’à la rédaction. À titre provisoire, ils s’intitulent L’espace d’une nature, Ethnographie de l’oasis de Siwa (Égypte) pour le premier ; De l’usage des espaces publics au Caire, Natures jardinières et Wast al-Balad pour le second.

Ressources socioécologiques
(Battesti 2004, 2005)

Références citées

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BATTESTI V., 1997 — Les oasis du Jérid : des révolutions permanentes ?, Montpellier, Cirad-Sar Gridao ; CRPh, Inrat, 244 ; 250 p.
BATTESTI V., 1998 — Les relations équivoques, Approches circonspectes pour une socio-écologie des oasis sahariennes. doctorat en Anthropologie sociale, Université René Descartes-Sorbonne Paris V ; Muséum national d’Histoire naturelle, Faculté des sciences humaines et sociales, Paris, 357 p.
BATTESTI V., 2000.- Les échelles temporelles des oasis du Jérid tunisien. Anthropos, 95 : 419-432.
BATTESTI V., 2001.- Esquisse d’une communication gestuelle yéménite (Taez et Sanaa). Chroniques yéménites (9) : 204-223.
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BATTESTI V., 2004a — « Change in the Uses of Urban Public Spaces by Cairo People (with a special focus on public garden) » In : The Beirut Conference on Public Spheres, International conference, Beirut (Lebanon), October 22-24, 2004.
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BATTESTI V., 2005 — Jardins au désert, Évolution des pratiques et savoirs oasiens. Jérid tunisien. Paris, Éditions IRD, À travers champs, 440 p.
BATTESTI V., 2006a.- De l’habitation aux pieds d’argile, des vicissitudes des matériaux et techniques de construction à Siwa (Égypte). Journal des Africanistes, 76 (1 - Sahara : identités et mutations sociales en objets) : 165-185.
BATTESTI V., 2006b — « The Giza Zoo : Re-Appropriating Public Spaces, Re-Imagining Urban Beauty ». In SINGERMAN D., AMAR P. (éd.) : Cairo Cosmopolitan : Politics, Culture, and Urban Space in the New Globalized Middle East. Cairo, The American University in Cairo Press 489-511.
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