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par Vincent Battesti

Les enfants berbères de Siwa (Égypte) dessinent leur oasis.

Merci au Centre culturel français au Caire (le CFCC, http://www.ambafrance-eg.org/cfcc/) pour son aide.

Organisation d’ateliers de dessins auprès d’enfants isiwann (filles et garçons entre 9 et 13 ans) et collecte de leurs 40 dessins de représentations de la nature, de leur nature à Siwa. Analyse en cours.

Analyse succincte.

Les enfants des localités d’Aghurmi (le 21 février 2001) et de Siwa (le 22 février 2006) dans l’oasis de Siwa qui ont participé à l’opération du Projet d’exposition Nature vivante l’ont tous été sur une base volontaire. L’opération a été menée en enceinte privée et non dans l’école. Pour raisons administratives (sévérité et lenteur), elle eut lieu après les cours en présence d’un instituteur.

Les enfants siwi dessinent Siwa.
Atelier de dessin organisé à Aghurmi, oasis de Siwa, le 21 février 2006.
Les enfants siwi dessinent Siwa. bis.
Atelier (bis) de dessin organisé à Siwa, el-Suq, oasis de Siwa, le 22 février 2006.

Les enfants ont été nombreux à vouloir participer : garçons et filles (en majorité). Il m’a été donné de noter que les fillettes à Siwa sont nombreuses à tenir un carnet de dessins. Dans ces carnets, j’ai retrouvé des dessins identiques à ceux collectés lors de l’opération (on peut penser alors que, quelque qu’ait pu être la demande, le dessin aurait été identique). Le dessin ne semble guère valorisé en classe, et il reste de fait une activité plutôt de fillette.

Représentation d’un jardin d’oasis.
Dessin non issu de l’atelier. Appartient à un cahier de dessin d’une enfant du souk de Siwa. 2006.

Les permanences :
- Tous les enfants, en fait de nature, ont dessiné la nature qu’est la leur, l’oasis : un jardin d’oasis ou, par métonymie, des plantes du jardin. Tous ont ignoré le désert — localement perçu comme la négation du civilisé, c’est le « vide », rien.
- Cependant, presque aucun enfant n’a rempli le fond du dessin : on y laisse du vide. Il s’agit souvent d’une juxtaposition d’éléments plus que d’un dessin plein d’un paysage.
- Les enfants ont toujours dessiné une nature oasienne, domestique et quasiment toujours avec une présence humaine (que soient représentés des enfants ou des adultes, des hommes ou des femmes) : on y travaille ou l’on y trouve une récréation.
- Parmi les plantes, trois sont reines : le palmier — il est central, toujours représenté —, le pommier — lui faiblement présent à Siwa mais représentant la quintessence du fruitier — et l’olivier — plus rarement représenté, mais ligneux le plus présent pourtant dans l’oasis.
- Il y a presque systématiquement une source d’eau dessinée, un disque bleu. Dans leurs commentaires oraux, les enfants (à Aghurmi) l’ont toujours désignée comme têt djuba, la source Cleopatra : ce n’est pas l’unique, loin s’en faut, ni la plus vieille, ni la plus importante, mais la plus connue surtout à Aghurmi. Elle est la source représentant toutes les autres.
- Un élément également récurrent qui m’a surpris : les moyens de locomotion. Sont presque toujours représentées une charrette ou une automobile (même si cette dernière est bien plus rare que la charrette). Ils ont tous négligé la bicyclette, très utilisée par les jardiniers, probablement parce qu’elle ne permet qu’un transport individuel (et donc sans les enfants).
- Les animaux sont aussi très présents, mais peu variés : ils sont sauvages (les oiseaux) ou domestiques comme l’âne (attelé à la charrette) ou des oiseaux (oies, canards) ; on notera l’absence de bovins, ovins ou caprins, élevés en stabulation au village (et non dans le jardin). Oies et canards peuvent éventuellement être dans le jardin quand il est à proximité de la maison. On notera la difficulté à dessiner ces animaux, malaisément identifiables, au contraire des palmiers : les ânes ne sont identifiables que parce qu’ils sont attelés (j’ai aussi eu les commentaires des enfants sur leurs dessins), les oiseaux sont parfois vermiformes, parfois comme de curieux mammifères.
- Enfin, les dessins ne rendent pas grâce, sauf rares exceptions, au système spécifique du jardin oasien : les planches de cultures ou le système d’irrigation ne sont pas représentés (au contraire des jardins miniatures reproduits en trois dimensions, comme des maquettes, par les enfants dans leurs jeux).

Sujet

Siwa est une oasis que l’on considère être longtemps restée isolée. Son isolement a été relatif en ayant été de longue date une étape caravanière importante d’est en ouest (pour le pèlerinage) et du sud au nord (commerce avec le Soudan). Néanmoins, Siwa n’est reliée au réseau routier que depuis 1984 avec une voie asphaltée la liant à Marsa Matrouh, à 300 km sur la côte méditerranéenne.
Son isolement se joue aujourd’hui aussi sur le plan culturel : ce territoire égyptien tient beaucoup d’un ensemble de traits sociaux dont on trouve les correspondances à la fois dans la vallée du Nil, mais aussi du côté libyque, et sans doute bien plus. Par ailleurs, Siwa est la seule enclave berbérophone d’Égypte (et le phare le plus oriental de la berbérophonie).

Si notre intérêt se porte sur la nature de l’oasis de Siwa, sur son paysage oasien, peut-être que les questions nationales ou bien linguistiques ne sont finalement pas les plus essentielles. En effet, toutes les oasis sahariennes ont en partage les mêmes principes de base sur le plan du fonctionnement, principes en partie imposés par les conditions pédoclimatiques. En partie seulement, car le reste tient probablement une meilleure explication dans la diffusion de modèles et normes de travail.

Pour les oasiens, cependant, ce qui semble exotique à tous n’est rien que très banal : une oasis est là, elle leur préexistait, et ils présument que le paysage oasien leur survivra. Il n’empêche qu’il faut donner un sens à son environnement, si anthropique est-il. Il se transmet, dès le plus jeune âge, les grilles de lecture fondamentales pour comprendre ce que l’on voit, ; comprendre à reconnaître l’oasis, à en discerner les limites, à distinguer les divers taxons végétaux et animaux… À tous, cet ensemble d’opérations, ici comme ailleurs, paraît naturel puisqu’il n’est jamais perçu comme une opération de lecture mais de vision. Son caractère ostensiblement naturel cela dit s’effiloche avec la comparaison : l’arbitraire des grilles (sociales et personnelles) de lecture transparaît inéluctablement dans l’analyse de représentations des environnements. Avouons-le : c’est avec les enfants que cela est le plus facile, surtout tant qu’ils n’ont pas conscience que l’on peut lire, juger leur travail de représentation.

J’ai travaillé sur Siwa de 2002 à 2006, dans une perspective d’ethnoécologie : saisir les relations de la société siwi à son environnement. Ce n’est qu’en fin de terrain que prit place cette opération avec les enfants de dessiner leur nature oasienne, avec la complicité d’un instituteur siwi.

Conclusion

Les enfants de Siwa ont représenté leur nature : l’oasis et ses jardins. La nature représentable, c’est cela,le cultivé, l’anthropique, les espaces où l’on se déplace, et l’on ignore le désert, vide et néant, même si l’on signale parfois les montagnes, toujours lointaines, mais landmarks essentiels.
Le jardin est un endroit où l’on se rend (les moyens de transport) et presque à égalité un lieu de travail et lieu de récréation., les enfants sous-estimant (en particulier les petites filles qui n’aideront pas leur père) la quantité de travail investie dans ces terres irriguées et cultivées. Ils s’y rendent en effet surtout à l’occasion de fêtes parfois (rarement) célébrées dans le jardin en famille, ce qui explique la présence dans certains dessins de gâteaux ou d’habits traditionnels de fête (voire le voile brodé de mariage).

Perspectives

Les Isiwann ont leurs idées de l’avenir de leur oasis, sur la question de l’écologie locale ou de leur culture locale. Ils n’en ont pas tous la même idée, et ils en débattent. La question est de savoir si ce débat local sera pris en considération, dans un pays, l’Égypte, où la démocratie locale n’est pas une priorité. Un double mouvement interventionniste se dégage, animé doublement par des facteurs nationaux et internationaux : un mouvement environnementaliste d’une part (avec la création de zones protégées désertiques, ou bien la conservation et la réinvention de la culture matérielle siwi) et un mouvement commercial touristique d’autre part (avec le développement du tourisme, à Siwa même et, à terme, le futur pôle de développement touristique de Marsa Matrouh dont Siwa sera la base saharienne).
Par ailleurs, les Isiwann ne s’inquiètent pas que de leur patrimoine culturel ou du maintien de leur identité, mais également de leur écologie. Il est à craindre que l’extension infinie des terres cultivées et irriguées par le ministère des Mises en valeur agricole ne conduise dans un terme proche à la disparition des ressources hydrauliques.


 Exemples de dessins réalisés par les enfants de Siwa dans le cadre de ces ateliers.