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La réinvention de la ruine quand on ne sait pas apprécier le paysage et autres considérations spatiales dans le monde arabe

Conf. février 2009

Vincent Battesti

Conférence donnée le 11 février 2009 à l’ENSP, École nationale supérieure du paysage à Versailles

Séminaire « Les horizons multiples du paysage, Rencontre interdisciplinaire ». 10-11 février 2009, Organisé par le master « Théories et démarches du projet de paysage » sous l’égide de Pierre Donadieu.

 Résumé de l’intervention (durée de deux heures)

 1. Anthropologie de l’espace ? Quelle ethnologie ?

Les ethnologues ont souvent la « fâcheuse » tendance d’accepter les définitions indigènes (« paysage », « espace »…), mais disons que des définitions peuvent agréablement fournir des pistes de réflexions.
Donnons cette définition : disons que l’anthropologie de l’espace est une anthropologie ou une ethnologie qui s’intéresse aux rapports entretenus entre l’espace dans sa matérialité et l’univers culturel, social dans lequel il prend place.

On peut aussi dire que son apport de considérer l’espace comme une production sociale spécifique et le support d’usages eux-mêmes spécifiques. Tout cela implique que l’on parle de lieux précis et non pas d’espaces… en l’air. Il nous faut du l-o-c-a-l-i-s-é. Et là, évidemment, point de travail sur les espaces dans une société donnée sans travail de terrain. Cependant, de nombreuses approches sont possibles, des techniques ethnographiques rigoureuses — comme celui du travail incontournable de Pierre Bourdieu sur la maison kabyle, un classique. Ou des approches plus sensibles comme celles de Jean-Charles Depaule ou plus encore de Pierre Sansot (proche d’une expérience poétique).

Les méthodes varient, les terrains également, les échelles tout autant : l’unicité finalement est de faire de constituer l’espace en objet.
Je suis ethnologue, donc je m’intéresse d’abord aux pratiques (ce peut être des pratiques gestuelles ou de discours) et surtout aux régularités discernables sous la diversité des pratiques.

L’espace est central dans mes questionnements (même si je ne me déclare pas « anthropologue de l’espace ») :

En fait, cette distinction peut se ramener à celle-ci : la production sociale de l’espace (qui inclut les facteurs sociaux et technologiques qui induisent la création physique du cadre matériel) et la construction sociale de l’espace (qui se réfère aux usages, valeurs et normes qui induisent une édification culturelle du spatial).

 2. Des mondes arabes

Pourquoi je vous parle d’anthropologie de l’espace ?
La thématique souhaitée : « Perceptions, représentations et rapports à l’espace des différentes sociétés arabes et de leurs traductions en termes d’aménagement et de gestion ». Après réinterprétation, cela est devenu ce long titre : « La réinvention de la ruine lorsqu’on ne sait pas apprécier le paysage et autres considérations spatiales dans le monde arabe » Comment passe-t-on de l’un à l’autre et pourquoi surtout ? Il est fort difficile (impossible ?) de se lancer dans une vaste synthèse savante sur une anthropologie de l’espace dans ed-dunia el-’arabiya kulaha (le monde arabe en son entier). Je ne peux pas traiter de toutes les sociétés arabes, bien entendu : je dirais, professionnellement, ce niveau de généralités nous est interdit ! mais il est possible d’aborder des exemples concrets de différents terrains : Siwa et Le Caire (Egypte, Taez (Yémen), Tozeur (Tunisie), Khartoum (Soudan). C’est une manière de souligner ici auprès des étudiants l’importance du travail de terrain : incontournable, indispensable, seul capable de vous faire coller à la réalité vécue.
Cela me permet une transition vers un autre point introductif important : je peux user d’une perspective historique dans mon travail, mais je me place, dans mes recherches, dans une perspective contemporaine, donc le but n’est pas d’explorer les modèles traditionnels des pratiques et perceptions arabes traditionnelles de l’espace : je m’éloigne ce faisant d’un savoir, livresque, orientaliste ou de travaux qui usent de grands facteurs explicatifs comme l’islam.

Se méfier donc de généralités hâtives : entre populations sédentaires et pastorales, on ne construit pas ou on ne produit pas le même espace, entre urbains et ruraux, on ne construit pas ou on ne produit pas le même espace, entre Marocains, Égyptiens, et Yéménites, on ne construit pas ou on ne produit pas le même espace, entre classes populaires et bourgeoisie, on ne construit pas ou on ne produit pas non plus le même espace. Quand bien même l’islam serait partagés par tous (il y a des juifs, des chrétiens), et monolithique (sunnisme, chiisme, kharidjisme), il ne peut pas être prédictif sur l’usage des espaces ou la perception d’un paysage, la religion étant elle-même une pratique contingente.

 3. Qu’à y voir le paysage ? Conflit d’usages dans l’oasis de Siwa

On rentrer ici dans le concret :
Ce qui nous intéresse ici est le rapport à l’espace dans des situations du monde arabe. Ce rapport à l’espace peut–être dit « spatialité ». Une spatialité, c’est-à-dire une logique spatiale propre à un groupe, une société, se caractérise notamment par ses relations avec le temps. D’où l’intérêt de saisir celles-ci et d’évaluer l’importance respective du temps et de l’espace, qui varie selon les sociétés et les cultures.

L’oasis de Siwa, aujourd’hui. Qu’est-ce que Siwa ? Une oasis berbère en Égypte, dans le désert libyque à 300 km au sud de la côté méditerranée (de Marsa Matrou) et 70 km à l’est de la frontière libyenne. On comptait 13000 habitants (au recensement CAPMAS de 1996) et entre 10000 et 12000 feddans cultivés, soit environ 4600 ha, dont 50% plantés en oliviers… (…)

Je peux maintenant évoquer un problème concret (issu de ma dernière mission de terrain en Égypte de décembre 2008, c’est tout frais) auquel se heurte une équipe italienne et son projet d’aménagement à Siwa, le Shali Project, qui vise à patrimonialiser un site historique, Shali à Siwa, et il s’agit pour le moins d’une sérieuse question de perceptions, représentations et rapports à l’espace.

L’idée est que le vieux ksar saharien, en fait un village perché sur un inselberg et construit d’argile et de sel, est totalement abandonné depuis quelques décennies, mais un projet de conservation souhaite le mettre en valeur, lui redonner une valeur historique. Or, pour les gens locaux, ce ne sont que de vieux trucs écroulés et ils n’en conservent aucune nostalgie. Par ailleurs, quand le projet italien entend lui donner une valeur d’usage (ou la confirmer : que les touristes puissent aisément se rendre à son sommet pour apprécier le paysage), les habitants de Siwa en général n’accordent aucun intérêt au paysage entendu comme vue panoramique. D’où une certaine incompréhension et une drôle d’intervention sur le site historique par le conseil municipal pour créer de nouvelles belles ruines.

Je reprends plus doucement :

 Alors ce Shali ? qu’en faire ? Tout le monde est d’accord pour sa vocation touristique. Mais réappropriation du projet par le conseil municipal : pour en faire non pas un lieu de promenade, mais une belle ruine à contempler du bas...

 Discussions

Plaquette du séminaire
« Les horizons multiples du paysage, rencontre interdisciplinaire », 10-11 février 2009

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Vincent Battesti , "La réinvention de la ruine quand on ne sait pas apprécier le paysage et autres considérations spatiales dans le monde arabe " (en ligne), Anthropoasis | vbat.org, page publiée le 12 février 2009 (visitée le 25 avril 2024), disponible sur: https://vbat.org/article489