Le thème du jardin ornemental, même urbain, déborde légèrement du cadre d’une anthropologie urbaine classique, mais les jardins furent pourtant ma clef d’entrée dans la recherche sur le monde urbain. Les jardins publics, mais aussi les jardins privés. À commencer par Le Caire en Égypte…
Dans les espaces verts officiels du Caire, ce qui frappe d’abord est la stricte architecture végétale organisée et qui laisse deviner une forte « fonctionnarisation » de la nature par un « dressage » très fort de l’élément végétal. Il est possible de parler d’une végétation monumentalisée de la ville. Dans ces « espaces verts », il serait difficile d’y lire le jardin coranique ou des poètes arabes. Nous n’avons plus une profusion de l’élément végétal, des sens et des plaisirs, mais la marque du paradigme réformisme : rationaliser la ville (Arnaud, 1998). Ces sortes « d’écosystèmes clos hyper programmés » (Lambert, 1999) sont aisément déroutées par les usagers : ce qui était voué à la prééminence de la vue (symétrie des formes des plantations, banalisation et prolifération de l’art topiaire, haies dissuasives) voit les nappes de pique-niques envahirent les pelouses qui devaient mettre en valeur la grandeur de l’édifice végétal.
Au contraire du cas tunisien et siwi des jardins d’oasis, il n’y a pas tout à fait une « esthétique fonctionnelle » (Leroi-Gourhan, 1956), « sentiment esthétique [qui] réside dans la relation satisfaisante entre le sujet et le monde qui l’entoure » (1971), en accord avec les usages. Au contraire des jardins d’oasis, a priori au Caire, les usagers et les concepteurs des espaces verts d’une part ne sont pas les mêmes, et d’autre part ne conçoivent pas les espaces verts de la même manière. Cela dit, les pratiques ne sont pas entravées par le peu d’adéquation apparente avec la forme et le contenu du jardin. À moins que les formes monumentales des jardins ne renvoient en fin de compte au monumental de la ville et en cela participent à cette ambiance urbaine particulière que les badauds du Caire recherchent. Par ailleurs, on peut envisager que les usagers participent à la construction de l’espace pour le qualifier en lieu récréatif, travail que les autorités (incarnées parfois en gardiens) tentent de dénier voire interdisent par la fermeture cadenassée de l’espace (c’est le cas des plus « beaux » jardins, dont on craint toujours que les usagers ne l’abîment). C’est une réponse locale à ce « manque de tenue », de « savoir-vivre » etc. attribués par ceux qui ont l’autorité de fermer certains espaces au public, bref une réponse à ce peu d’adéquation entre forme et contenu supposé être.