Coordination, avec Joël Candau, d’un numéro de la revue Ateliers d’anthropologie consacré à :
L’Anthropologie des perceptions sensorielles : apprendre
ISSN : 2117-3869
Numéro en cours d’écriture. À paraître courant de l’année 2017.
– Voir aussi l’article de ce numéro : Conditions et modalités des apprentissages sensoriels : une disputatio anthropologique.
– Texte de cadrage :
"Une double évidence est mise en lumière par les chercheurs travaillant sur le sensoriel, quel que soit leur horizon disciplinaire. L’une est que tous les êtres humains disposent d’aptitudes sensorielles innées dont la variabilité interindividuelle reste bornée par une complexion propre à l’espèce (aux cas pathologiques près). L’autre est que les divers groupes sociaux mettent en œuvre des modalités sensorielles variées. Par conséquent, si la perception sensorielle est un attribut de notre biologie, elle s’apprend aussi. Elle n’est pas seulement la rencontre du biologique et du culturel, elle est un phénomène bioculturel en ce sens que si elle est définie et limitée par les informations auxquelles sont naturellement sensibles nos organes des sens, la sensibilité même de ces derniers est en partie modelée et conformée par l’environnement social et culturel.
Cela va donc au-delà du schéma classique (Schilder, 1935) qui oppose la sensation qui serait de l’ordre du biologique (mécanisme d’introversion) à la perception qui serait de l’ordre du culturel (mécanisme d’extraversion).
Ce modelage des perceptions sensorielles se fait grâce à l’apprentissage, que celui-ci soit délibéré, explicite et codifié ou simplement « évoqué » (imprégnation, « frayage », apprentissage « par corps », etc.), implicite, non formalisé. Cet apprentissage, qui vise à exploiter de manière optimale les aptitudes sensorielles des individus, en fonction des attentes du groupe social, est donc modulé socialement et culturellement. Ainsi, dans de nombreuses configurations socioculturelles, par exemple, l’apprentissage des compétences visuelles est privilégié. Mais dans d’autres configurations, la balance des sens peut être différente et l’accent mis sur des compétences tactiles, olfactives, etc. Par ailleurs, en regard d’un sens donné, l’exploitation de la sensibilité sensorielle des individus sera plus ou moins forte selon la configuration socioculturelle considérée. Par exemple, les Tsimane’ de la forêt tropicale bolivienne détectent le n-butanol à des taux de concentration significativement plus bas que des sujets allemands vivant à Dresde (Sorokowska et al. 2013), pour des raisons liées, du côté des Tsimane, à l’apprentissage et à la pression environnementale et, du côté des Allemands, à l’impact de la pollution. Bref, il existe une enculturation de la perception, induite par l’apprentissage et modulée dans le temps historique (songeons aux travaux de Corbin) ou dans la gamme des configurations socioculturelles contemporaines.
L’objectif de ce numéro est de réunir des contributions consacrées à cette thématique : l’apprentissage du sensoriel et le sensoriel dans l’apprentissage. L’apprentissage est l’une des meilleures clefs pour comprendre la part de la conformation sociale de nos appareils sensoriels, que ce soit au moment de la jeune enfance quand on apprend à lire, entendre, sentir (etc.) le monde, ou au moment des apprentissages et acquisitions de sensorialités expertes (métier, passions diverses, etc.). On peut attendre aussi une réflexion des ethnologues sur les enjeux méthodologiques que représente l’observation d’’apprentissages et de vécus sensoriels — souvent « faiblement dicibles » et parfois pas du tout — ainsi que sur leur propre apprentissage sensoriel des mondes sociaux dans lesquels ils s’immergent. Comme l’anthropologue, l’archéologue doit se décentrer de son propre univers sensoriel et passer par un apprentissage pour entrevoir celui des groupes sociaux sur lesquels il travaille et restituer les gestes du passé.
Ce numéro sera divisé en trois parties :
- L’apprentissage primaire des perceptions sensorielles.
La jeune enfance est sans doute le moment privilégié d’observation de cet
apprentissage sensoriel. Au cours de la socialisation primaire, comment sont modelées nos aptitudes sensorielles ? Quels sont les mécanismes, les modalités de cet apprentissage ? Est-il toujours optimal ? Quelle est la balance entre les différents sens ? L’apprentissage est-il genré ? Quel est l’effet des TIC et de la part croissante prise par des environnements virtuels ? etc. - Les apprentissages experts.
Nous héritons d’univers sensoriels sociaux et culturels qui nous semblent
naturels et souvent indicibles ; les sensorialités sont donc difficiles à questionner et étudier. Cependant, de nouveaux apprentissages sensoriels sont à l’œuvre, des univers sensoriels s’acquièrent avec l’acquisition d’expertises professionnelles, familiales, ludiques... (œnologie, cuisine, chasse...). Comme l’enfance, ils sont des moments favorables pour étudier l’apprentissage de ces sensorialités. - Assimiler les sensorialités des autres.
En théorie, l’ethnographe sait qu’il doit être réflexif et se « décentrer » de ses
propres catégories, notamment sensorielles, quand il est sur le terrain et tente de comprendre les univers sensoriels des « autres ». Apprendre les sensorialités devrait être pout le coup aussi l’une des activités professionnelles de l’anthropologue. Aborder les sensorialités des autres, mais présenter aussi son propre apprentissage sensoriel ? Qu’en est-il d’autres métiers, comme par exemple l’archéologie qui ne peut qu’interroger des artefacts, ombres portées de sensorialités disparues et s’appuyer sur ses propres perceptions sensorielles pour retrouver celles du passé ?