par Vincent Battesti

 5 novembre 2005. Albanie (Librazhd) – Crna Gora, Monténégro, Yougoslavie (Kotor).
Je prends la route tôt le matin, avant que la rosée ne se soit évaporée, et je poursuis ma descente vers le littoral. Les blockhaus nombreux parsemés dans la campagne près de la frontière sont en diminution. Les montagnes sont grises et comme dans les Alpes, la vallée encaissée est alpine à ce détail de la forme pointue des meules de foin et des bottes de maïs (épis récoltés).

À Elbasan, je me fais sermonner par un policier pour excès de vitesse (72 au lieu de 40 km/h), mais il est rigolard et ne me condamne qu’à une poignée de main. La ville me semble un conglomérat de jardins ouvriers avec des habitations dedans que l’orange des fruits des kakis égaye quelque peu. Au-dessus de la ville, un massif. Plus de platanes à feuille d’érable, mais une montagne d’oliviers sur ses premières pentes. La route sur le flanc donne directement sur le ravin : altitude et vue sur Elbasan et sa campagne en fumées industrielles et brumes matinales qui se confondent. Superbe ; vaines photos (ça ne rend pas). Heureusement que je n’ai pas pris cette route de nuit.

À force de monter, la route est exactement sur la crête des montagnes, une vallée à droite, une vallée à gauche. Pourquoi faire passer la route si haut ? on passe en fait sur les chaînes de montagnes, on les survole pour se rendre à Tirana. Route serpentante, ça monte et fatalement ça redescend. Plus de pins, mais de nouveau les platanes et étrangement une végétation méditerranéenne de lentisques, d’arbousiers et de genévriers, puis bientôt les kakis et oliviers dans les villages.
Les spécialités du pays semblent jusqu’ici les lavazh (des voitures) et les bar-restorant qu’on trouve partout, les deux très fréquentés par ailleurs.

À 9h 30, petit-déjeuner au pilaf (« riz gras » dirait-on au Burkina). Dès cette heure matinale, tout le monde avale sa soupe, son riz et j’ai dû décliner le beefsteak. Le drapeau macédonien rouge au soleil orange a laissé la place au drapeau rouge à l’aigle noir à deux têtes. Je ne peux m’empêcher de penser au Sceptre d’Otokar.

Tirana, capitale sans aucun panneau indicateur. Que je sois passé en écriture latine en Albanie ne m’aide pas pour me retrouver. Je me perds évidemment. C’est une capitale ! j’ai du mal à y croire, toutes les rues sont littéralement défoncées, on peine à rouler dessus et ce n’est que des successions de marchés de pauvres improvisés. Pour de la fripe, c’est le lieu. J’évite une vache dans une rue. On me promet une autostrade vers Shkodër : las, ce ne sera qu’une petite nationale où l’on ne roule en alternance qu’entre 40 et 60 km/h selon qu’on traverse une commune, et il y en a partout. Entre, on fauche les foins à la main. Une femme en costume régional : j’ai cru un moment à une reconstitution pour le cinéma. Arrêt à Lezhë, ravitaillement dans une pâtisserie en gâteaux qui semblent faits à la maison, mais excellents. Par contre, pas de café : pas de courant électrique ici non plus. En ville passe une rivière sur laquelle sont tendus de vastes filets de pêches (chercher le nom de cette technique). Shkodër, même problème d’orientation : il faut deviner la route, enfin, souvent la demander. Qu’une route à peine carrossable tant elle est défoncée soit celle qui mène à une frontière internationale laisse deviner la pauvreté et l’isolement aussi de l’Albanie.

J’arrive dans un cirque de montagne avec une seule sortie : un lac. Douanes. Le plus difficile ces temps-ci avec la voiture est de faire admettre les chiffres indiens utilisés par les Égyptiens, qu’un cercle ٥ soit bien un 5 et que le point ٠ soit bien un zéro. Mais ça passe. Bienvenue en Republika Crna Gora ! le Monténégro, enfin, en Serbie Monténégro ou en Yougoslavie, c’est selon. Tout de suite, la route est impeccable, lisse. Je l’ignorais, mais cette douane est dans un parc national en fait. Des marais, des montagnes, curieux mélange de hêtres et de grenadiers sauvages (sans doute sub-spontanés). Je me trouve bête à trouver tout beau, mais c’est beau.

J’ai vraiment changé de pays. Ça ne sent plus la misère. Je laisse Podgorica que j’avais visé comme possible étape si les douanes passaient mal. Je vise Cetinje, voire Kotor. Comment s’effectuent mes choix ? Une direction générale nord et éventuellement passer par les villes encadrées de jaune sur ma carte de l’Europe (« localité pittoresque »). (Ça marche bien mieux que mon guide en Turquie ; les guides c’est bien, mais à condition d’avoir préparé minutieusement son voyage, sinon ça ne me fait que donner mauvaise conscience.) En dépassant Podgorica, je prends au hasard la route de l’intérieur plutôt que littorale, me disant que je verrai assez de la côte en Dalmatie croate. Sur la carte : à peu près la même longueur de trait orange ; en fait pas du tout. J’emprunte une vraie route de montagne, ça grimpe et pas qu’un peu. J’embarque un type en stop. Il hésitait parce qu’il se demandait visiblement d’où je tombais. « Allez, vas-y, viens ! » Il s’appelle Vôyio (phonétique) et c’est un diminutif. On ne se comprend absolument pas, mais on rigole bien. Il a une tête bien tassée par le climat et un corps de rude montagnard, grosse carcasse rugueuse, 59 ans, garde de sécurité à la retraite et vit dans la montagne. Qu’une comparaison immédiate à nos éclats de rires à ne pas nous comprendre : Gadjo Dilo. J’aimais sa voix, épaisse, forte et chantante comme en corse et son haleine sentait la châtaigne. Le genre à ne pas savoir parler doucement. Il m’a demandé de me garer en urgence, en pleine côte : il y avait un relais pour écluser des bières pour fêter ça. J’ai dû avaler deux cafés pour éviter le raki et la grappa. On s’est bien amusé. J’ai dû insister pour qu’on reprenne la route plutôt qu’une troisième tournée. Nicolas, le garçon du petit café, m’a offert son petit dico anglais/monténégrin pour que je continue d’apprendre des mots (et que je revienne dans ce pays dont ils sont fiers). J’ai laissé Vôyio un peu plus loin. « Sbogom, hvala Vôyio » (au revoir et merci). Et ça a continué à grimper, de ces petites routes étroites de montagnes sur le ravin, mais il faut me dépêcher, le soleil se couchait bientôt. C’était beau, mais je ne veux pas me trouver au-dessus des ravins en pleine nuit sans lune (ou presque, un croissant apparaît).

Et puis tout en haut, il y a cette ouverture, cette faille où passait la route et de l’autre côté : de l’ouate. Des nuages comme des vapeurs chaudes. En contrebas, quelques maisons, des hameaux de grosses pierres grises, le gazon vert des prairies et les enclos de pierres formant des alvéoles arrondies. Et Billy Holiday qui chantait Strange Fruits… moments de plénitude. Je roulais dans cette minuscule vallée plate, en hauteur et cernée de montagnes et je pouvais toucher les nuages des doigts qui s’effilochaient juste là. On remonte un peu vers une autre passe et là… Difficile d’écrire cela, c’était au point d’être émouvant. Curieux qu’une vue puisse l’être, mais alors c’était plus qu’un paysage, c’était un saisissement à presque en faire pleurer. J’étais au sommet, très très haut, peut-être mille mètres, au-dessus d’un fjord. Je ne savais vraiment pas ce que je voyais. Des montagnes, des nuages à ma hauteur et en dessous le rouge d’un soleil qui se couche et quoi ? de la mer ? de l’air ? de l’eau ? un lac ? des lacs ? Le plan qui scintillait le plus ne semblait même pas plan. Comme si l’horizontal absolu de l’eau était un peu vertical. Et en bas, une petite ville, Kotor, au bord d’un lac, ou peut-être de la mer, une crique profonde, car j’y voyais amarré un bateau. J’ai dû changer de musique pour Björk.

Ensuite, 30 km de route en lacets comme je les aime, c’est comme un slalom en ski presque vertical. Je ne pense même plus passer par Mostar. Ça me suffit, je ne veux plus voir de belles choses. Sauf que je suis à Kotor et cette ville en pierre de taille est dans ses remparts, qu’elle date du XIIe siècle, superbement restaurée et que je loge dans un hôtel de cette cité, patrimoine mondial de l’Unesco (c’est écrit dessus). Et moi, j’écris trop.

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