par Vincent Battesti

 31 octobre 2005. Turquie (Istanbul) – Grèce (Alexandroupolis).
Je cherche quel jour nous sommes. Il y a un 31 en octobre ? Sommes-nous lundi ? Au fil de la route, mon humeur change, les paysages humains, naturels et urbains aussi. Mais une drôle de routine agréable s’est installée, et je ne m’en aperçois que parce que je la vois là, confortable comme une évidence. Rouler, changer de place, se réorienter dans une nouvelle ville ou une nouvelle campagne, monter et descendre, apprendre de nouveaux mots et de nouvelles courtes habitudes… Peut-on vivre autrement ?

À… non, ce n’est pas Butagaz, mais j’ai oublié le nom de ce patelin, quelque chose d’approchant, au nord-ouest d’Istanbul sur la côte, mon compteur affiche pile 87 700 km, donc 5 000 depuis Le Caire. Je quitte Istanbul et la laisse à son temps de chien. La mer est noire, et aveuglante là où les rayons du soleil percent les nuages de pluie. Les bateaux : porte-conteneurs, caboteurs, bateaux de pêche, pétroliers. L’impression portuaire est accentuée sous la pluie et l’ancienne Constantinople se donne des airs irlandais, ou d’Amsterdam : Emre me disait « tu connais le mot turc travesti ? » Nous passions près d’une rue qui mérita un détour. Une rue courbe dont les façades aux coquettes couleurs avaient à leurs fenêtres des groupes de dames perruquées qui ne nous laissaient pas passer sans nous héler, avec insistance.

Adieu Istanbul, je t’ai bien aimée. Même si l’inventaire de mon coffre de voiture est encore en train de se faire : il y avait tous ces cadeaux reçus et ces cadeaux à faire… disparus ; et cette tabla pour mon petit neveu, envolée… Pour quitter Istanbul, je me perds comme il se faut entre ses sept collines, je laisse ses banlieues aux maisons effroyablement identiques, pour prendre la route du littoral vers la Grèce, un littoral sans saveur.

L’inventaire (bis) du coffre : plaque arabe ? Les douaniers turcs n’ont pas rigolé. Tous les bagages, tous les petits trucs, bidon, cartons sont sortis sur bitume ; la voiture est passée aux rayons X dont on se sert pour scanner les remorques de camions pour les clandestins, j’aurais bien aimé qu’ils m’en donnent une copie. « Tamam, Vincent, you go. » Duty-free. Les militaires de deux pays se font face, armés, drapeaux flottants. Grèce. On passe dans un caisson automatique de désinfectant. Et les douanes. Ça passe. « Non, je ne viens pas d’Irak, oui, d’Égypte. »

Voilà. En Europe, Union européenne. Et tout est encore un peu différent : une marche sérieuse entre la Syrie et la Turquie, mais une autre pareille entre la Turquie et la Grèce. Difficile de dire à quoi cela tient. Je sais que ce n’est pas que la qualité de la route, ni la tête des types dans ce troquet de vieux autour du poêle, ou des églises à la place des mosquées…
Alexandroupolis : elle a le mérite d’être sur ma route, mais je n’en sais pas plus. Ville pas très grande — à en juger son centre-ville — de pêcheurs recroquevillés autour d’un poêle quand on est hors saison. Comme dans les pays arabes, les verres d’eau reviennent accompagner les cafés, du bon café (turc), pas du Nescafé. Comme en France, on laisse l’argent sur la table en partant.

Les hôtels les plus visibles comme souvent sont les moyens de gamme meublés Ikea dont le confort plaqué me fait frémir ; finalement, je trouve mon hôtel, près du port, vieillot et proprement patiné, avec dans ma chambre le ronronnement du poêle, encore lui. Le tenancier mettra bien une demi-heure à s’occuper de ma fiche, car il voudra me montrer l’étendue de ses 200 chaînes françaises qu’il peut capter sur son beau système télé-satellite piraté. Ce type, dans le salon, qui n’a pas une tête très up-to-date, me dit qu’il suffit d’acheter la carte Matrix Rjzjdjzsdjonk à 40 €, puis tu récupères les codes sur Internet tous les trois ou quatre mois. « And that, you know ? » : je ne connais quasiment aucune de ses chaînes. Il faudra que j’apprenne un peu de la France aussi, on dirait.

Sur le front de mer, une succession de bars de vieux casquettés, de cafés branchés plutôt vides et de poissonneries. Lundi après-midi, mercredi après-midi et jeudi après-midi, les magasins sont fermés me dit-on. Et dimanche aussi. On travaille doucement par ici. Ça discute fort dans les cafés par contre. Des habitués. Le côté hors saison me plaît bien, même si j’ai un peu pitié de cette fille, seule derrière son comptoir dans un café hype dont les murs sont soigneusement ornés des Marilyn Monroe d’Andy Warhol.

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