– 26 octobre 2005. Turquie, Pamukkale - Istanbul.
Déjeuner agréable dehors. Je suis arrivé à l’ouest comme on va au Sud : il fait meilleur. Je décide de prendre la route vers le nord, c’est-à-dire que je ne décide pas grand-chose, sinon de ne pas écouter les conseils de mon tôlier et de me passer des voies rapides et d’Afyon. Je vise d’abord Uşak et pour la suite on verra, je n’ai aucune idée de l’endroit où je dormirai.
Je quitte les vignobles pour remonter sur les plateaux, d’abord ces drôles de plateaux comme si l’on avait comblé et aplani entre des montagnes qui se dressent encore autour. Des zones au moins semi-irriguées, vu les imposants réseaux de canalisations à ciel ouvert qui traversent ce qui semblent à cette époque des prairies sèches. J’aurais refusé des voies rapides pour finalement voyager sur à peine des départementales, des communales ou, quand je me perds, des chemins vicinaux. Les villages et les bourgs que je traverse sont agricoles, uniquement tournés là-dessus. Les bourgs diffèrent des villages en ce qu’ils sont plus gros et ont la plupart de leur magasins sur la route centrale qui font des expositions permanentes de tracteurs flambants neufs. C’est la saison des tapis qui prennent l’air avant l’hiver : ils sont sur tous les balcons ou les balustrades, c’est l’exposition d’un beau patrimoine domestique.
Je fais un plein d’essence dans un bled qui s’appelle Kizilcasöğüt (je ne l’ai pas retenu de tête). J’en avais fait un en quittant Le Caire, complété le réservoir à Nuweiba, fait le plein en quittant Damas pour Palmyre, un autre à la frontière pour la Turquie, un autre en Cappadoce. La montagne aide à consommer davantage. Je monte, je descends, autre plateaux, autres vues. Ici, des vergers, puis des cultures… Et puis des rassemblements de tentes de tziganes dont le toit est percé d’une cheminée coudée en tôle. Des villages et encore des tracteurs. Les femmes sont toutes solides et charpentées, et rougeaudes, faut dire.
Parce que la départementale est bloquée par la répétition de majorettes (non, comment dire le masculin de « majorette » ?), je fais des courses dans le bourg de Çivril, du Cola Turka et une sorte de petit tapis qui sert de besace/bât pour âne (je pense). Les rues sont pavées, parfois très proprement comme c’est de nouveau la mode en France, du pavé lisse, parfois avec les vieux pavés bien rugueux et inégaux. Villages aux toits rouges à quatre pentes, guirlandes de piment aux fenêtre : moderne ? pas moderne la Turquie ? Ben, c’est curieux, car ça ne fait pas plouc, juste bien rangé, pas vieilli, mais des années 60 en France. Difficile d’expliquer. Et des céréales, on passe à des montagnes plus présentes avec ses enclos de pierres, ses moutons, et ses bergers (et leurs ânes).
Agréables langueurs de la route. je n’ai fait que m’arrêter tout le temps, et comme ce n’est pas assez je freine sec pour suivre un panneau qui indique Frigi Vadisi, la vallée phrygienne. Allons voir ! Je n’ai jamais trouvé les vestiges en question, par contre je connais tous les recoins de l’arrière sous-pays. Si on m’avait demandé, c’est comme ça que j’aurais dessiné la campagne roumaine. C’est beau. Et les gens innombrables à qui j’ai demandé mon chemin (ou qui se sont fait prendre en stop) étaient tous agréables, rugueux, mais cordiaux.
En arrivant à Kütahya, c’est un peu autre chose. Je grimpe un peu par hasard jusqu’à l’ancienne forteresse ottomane. Elle domine comme un nid d’aigle toute la ville et la vallée. Beaucoup de gens de la ville montent jusqu’ici, fumer une clope ou même pique-niquer en temps de Ramadan entre amis, ou s’arrêtent à mi-côte et tous s’installent : ils regardent, ils apprécient indéniablement la vue. Voici un contre-exemple de mes Siwi qui eux s’en contrefoutent du paysage et du panorama du haut des montagnes.
Dans la ville, jolies mosquées, capitale de la faïence, elle a son musée. Plus on descend dans la ville, plus on va vers les maisons modernes. La ville ancienne est très mignonne. Marché, il y a de tout : châtaignes, feuilles de vignes, raisins secs, chou, roquette, noix, pommes, potirons, pruneaux… J’erre dans la ville. Je suis arrivé là à 15 h et j’imagine y rester pour la nuit. Les écoliers comme partout sont en blouse bleue et c’est bientôt l’heure de la sortie, bientôt l’heure de l’iftar aussi et tout le monde va s’acheter ces grands pains plats qu’ils transportent tous à plat enveloppés dans des feuilles de journal. J’essaye de demander à plusieurs reprises mon chemin, mais là, curieusement, on ne dédaigne même pas me répondre. J’essaye encore : nerede xxxx meydani ? En fait, on ne me répond que si l’on comprend que je suis touriste étranger, sinon je peux aller mourir, on s’en fout. Et que je suis bien un touriste étranger, il faut que j’en persuade les gens, ça ne se voit pas.
Est-ce ça ? Ce vexant dédain quand on est perdu et que l’on demande son chemin ? D’autres gentillesses sont venus par la suite pourtant, mais ça m’a… fragilisé. Et puis, aussi, je ne trouvais pas de place dans les hôtels qui sont peu nombreux ici. J’achète du pain, le boulanger me propose de prendre l’iftar avec lui dans cinq minutes… mon, merci, mais j’y vais. Où ? Je ne sais pas, mais cette ville que j’ai aimée, je ne l’ai plus aimé aussi vite, de 15h à 18h. Voilà. Le nord, vers Istanbul. On verra jusqu’où j’arrive, j’ai déjà fait 350 km de routes difficiles, il y a en a autant à faire pour Istanbul, mais je ne me décide pas sur l’endroit propice pour me poser.
Et puis c’est la nuit sur la route. Comme un long tunnel. C’est une seconde journée dans la journée, et c’est un autre style de voyage. Touriste fureteur jusqu’à Kütahya, puis dans la nuit le déplacement, le vrai, pur. Saturation des visites ?, elles étaient chouettes pourtant, mais autre envie, la route des camionneurs, des restos routiers, des villes de Far West centrée sur la route et illuminée comme un Ramadan, embouteillée, ballets des phares aveuglants, brumes, descente, montée, descente, descente, descente… plus qu’il n’en faut, vais-je m’enfoncer sous la mer ? Grand Touring Race sur l’autoroute et au détour d’un virage à 120 km/h, la mer, sombre et huileuse, Marmara…
Je passe en Europe sans le faire exprès : sans ouvrir une carte ni savoir encore si je voulais garer ma voiture à l’ouest, ou l’est, ni le quartier… à 11h passées du soir je traverse comme une flèche le pont du Bosphore. Je ne réaliserai que plus tard ce que ça signifie : je suis en Europe ! Et par ailleurs, c’est le troisième continent de mon voyage retour après l’Afrique et l’Asie. Et bien, en Europe, je commence par me perdre sérieusement : la route est une affaire d’initié dans ce coin et entre les sept collines d’Istanbul, je me perds. Merci aux taxis indicateurs. Rajouter une demi-heure pour comprendre dans quel quartier je veux finalement aller (Sultanahmet), puis une heure de plus pour le trouver, puis finalement une heure de plus pour me dire que non, je cherche le Büyük London Hotel qui est à Taqsim, puis non finalement même à 60 € il n’a plus de chambre, puis retour à Sultanahmet.
Je visite la ville dans la nuit, ça impressionne. Pont Galata, plein de voitures en stationnement : les pêcheurs, des centaines ?, à la ligne et l’eau noire d’un entre mer.