par Vincent Battesti

 24 octobre 2005. Turquie, Uçhisar - Beyşehir.
Le soleil matinal réveille la vallée. Ce n’est qu’ici en Cappadoce que me revient l’agréable sensation des soleils matinaux, de leur chaleur agréable.

La vallée est belle, la vue jouissive. Je médite avec ma première cigarette de la journée : Turquie, des Turcs qui parlent turc. Moi qui visais l’identité touristique, finalement, je n’en suis plus très sûr : je me sens totalement handicapé de la communication, pas de langue en partage, cela fait bien longtemps que cela ne m’était pas arrivé en fait. Le petit garçon blondinet qui vient me voir, avec son fil attaché à un sac plastique noir me demande quelque chose. Je le regarde impuissant. Il continue d’un long monologue turc sur lequel je n’ai strictement aucune prise. Veut-il que je lui en fasse un cerf-volant ? Je n’en sais rien. Au moins nous échangeons-nous l’universel du sourire. Mais c’est peu.

Je décide de reporter mon départ de quelques heures pour profiter une dernière fois de la région. Bien m’en a fait, j’ai alors pleinement apprécié la Kapodokya, j’ai pris la mesure de la beauté de cette région, à touches vanille et fraise, creusée comme un gruyère, tout en douceur. Nous n’avons pas été loin, jusqu’à Çavuşin, puis marché sur les rebords du plateau, là où se débitent encore, sur des siècles, ces pitons rocheux et autres « cheminées de fées ». Tout est en rondeur, et les coins et recoins cachent de l’ombre, de l’humidité et des jardins, petits vergers aux feuillages verts, jaunes et rouges d’automne. Dans un décor qui est celui que j’imaginais en lisant Dunes, mais en moins austère, en plus rond, plus coloré et sans son puritanisme. Non, ici, avec ses petits chemins, ses petits paysans discrets et leurs charrettes de collection sur lesquelles sont peintes de petites fleurs, on est au pays des Schtroumpfs.

Il y a beaucoup de vignes, aujourd’hui sans doute du raisin de table. Les ceps, sans alignements, sont tous buttés, de petits tas de sables à leur pied, idem pour les quelques pieds de tomates qu’on trouve ça et là dans la vigne. Quelques courges et beaucoup de fruitiers (pommes, abricots, coings, amandes…). L’eau passe par des chenaux naturels qu’elle s’est creusé en longs couloirs dans la roche tendre, à peine réaménagés par les hommes.

13h. Je repars pour de bon et je dis au revoir à François au détour d’un chemin de sable. J’ai décidé, direction Konya. Bien vite, la Cappadoce disparaît pour laisser place aux monotones paysages des plateaux anatoliens, à cette époque tous en chaumes courts et jaunes, aussi loin que porte le regard. De loin en loin, des bergers y font pâturer des moutons, parfois des vaches. Tout cela sera bientôt sous la neige, en témoignent les fréquents hauts piquets sur le bord de route qui indiqueront la chaussée. Le chemin que j’emprunte est la plus ancienne route de Turquie, marchande et semée de caravansérails. Je m’arrêterai voir celui de Sultanhani, imposant édifice, couvert et non couvert.

Après Aksaray, ce vrai grenier à blé cède à d’autres récoltes et des dizaines de tracteurs font, de place en place, la queue pour décharger plus encore de remorques pleines de betteraves à sucre. Plateau anatolien, 1000 mètres d’altitude. La grande montagne enneigée, au sud-est, domine toujours de loin le paysage. Irréel, sa base semble dans la brume et son sommet flotter dans les airs. Il y a quelque chose du Kilimandjaro ou du Fujiyama. Et viennent des steppes herbeuses, des petits villages lilliputiens mais modernes et colorés, posés là comme des villages de yourtes, et des villages anciens, aux toits en chaumes, gris et presque plats. Adossés au mur d’enceinte d’une cour de maison, prenant avec le soleil couchant la même teinte argile que la maison, un couple de vieux est là, réchauffant avant la nuit froide leur vieux os. Lui est dans un fauteuil club bancal assis comme un roi, les deux mains sur les accoudoirs, elle est assise recroquevillée près de lui, au sol. Leur spectre souverain, près de lui et debout contre le mur, un vieux balai de sorcière. Ils sont impassibles, momifiés. Peut-être ne font-ils que suivre l’évolution du monde et de ses voitures qui passent sur l’asphalte.

Konya. Ce n’est pas un ville sinistre, mais absolument un ville allemande, je persiste : les vélos et leur pistes cyclables, les adolescents revenant de l’école, le style des enseignes de magasins, tout est allemand, je ne me l’explique pas (sauf immigration), c’est troublant. Je me promène sur la colline d’Aladin, jardins publics, et décide de poursuivre ma route sans tarder.

Je veux pousser jusqu’à Beyşehir à 80 km de là, mais les embouteillages (sortie des bureaux et imminence de la rupture de jeûne) me font prendre du retard. J’arrive de nuit à Beyşehir, rattrapant presque le soleil dans sa course pour se coucher, après avoir traversé d’étranges paysages crépusculaires tout en contre-jour ou contre-nuit, des montagnes, et des arbres non identifiés dont les silhouettes ajoutaient à une impression de carte postale des savanes africaines. Beyşehir, bourgade de 30 000 habitants, un bourg commerçant sur le bord d’un lac.

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