Une maille à l’endroit, une maille à l’envers, l’animalité se cultive à fleur de peau.
À l’occasion de l’exposition d’œuvres de Gaëlle Chotard chez Headscape espace coiffure galerie [1] avec Skall, commissaire d’exposition Yves Sabourin.
L’animalité à fleur de peau humaine
– Introduction pour un livre de Gaëlle Chotard
Vincent Battesti [2]
// Mise-à-jour : il semble que ce projet d’ouvrage a été hélas abandonné. //
L’animalité à fleur de peau humaine est un sentiment presque léger comme l’air, fines particules mais tenaces dans leur sédimentation. Gaëlle Chotard a exposé ses pièces à Headscape, un salon de coiffure du Marais à Paris, du 26 janvier au 11 mars 2000. Et ce sentiment ne m’a pas quitté.
J’ai été vite pris d’une étrange séduction par le travail proposé à Headscape : des griffes, des pieds d’animaux, des ergots à enfiler aux pieds, aux genoux, aux poignets, en tricot, en caoutchouc découpé. Ma première impression, désagréable et fascinante, a été celle du sentiment diffus d’animalité. Non de sauvagerie, mais d’une présence animale, d’une présence de l’animal si près de l’humanité. Encore, cette définition laisse penser que l’on traite ici de la sauvagerie, peut-être même de la barbarie, ces comportements humains que l’on ne considère plus dignes de l’humanité. Non, ce n’est pas ça. Il nous faut sans doute d’abord faire un pas en arrière et s’éloigner de la connotation tenace du terme « animalité » : oublions le jugement moral, tenons-nous plutôt sur cette frontière curieuse, car toujours mal dessinée, qui sépare d’un trait l’animal de l’humain.
Cette frontière est mille fois affirmée, et en cela déjà nous pouvons douter de son étanchéité. Cette frontière est proclamée de tous les temps, c’est qu’elle n’a jamais trouvé son évidence. Cette frontière a donc une histoire. Pour ne s’en tenir qu’à la récente, disons que toute la démarche scientifique moderne s’est appuyée sur les logiques de déduction et d’induction, instituées justement pour maintenir à distance ce monde dans lequel nous évoluons : la nature, cette nature qui contient l’animal et dont nous nous excluons. Aux temps médiévaux, la dichotomie moderne nature/ société n’existait pas, tout évidente qu’elle puisse paraître aujourd’hui : on ne pouvait regarder la nature de l’extérieur puisque l’on grandissait en son sein. Voyez les relations de voyages en contrées lointaines où sont légions les centaures, sirènes et autres étranges créatures à tête de chien. La fragmentation du monde médiéval et l’extériorisation de la nature commence avec la Renaissance : la nature devient quantifiable, un univers tridimensionnel approprié par les hommes, et non plus l’univers fermé des aristotéliciens (la Terre et ses sept niveaux de sphères). On évacut les monstres. Agir sur le corps, l’analyser, le disséquer à des fins d’expériences, c’est estimer le corps seul inerte et extérieur à soi : un clivage accentué entre l’esprit humain supérieur et son propre corps, son enveloppe animale. C’est de cette époque que l’on date la première forte « distanciation » (corrélative de la naissance des sciences physiques modernes, l’homme maître de la nature) ; c’est une tranchée entre l’humanité et ce qui deviendra sa part animale qui est creusée. La perte de la relation à la Terre-mère du Moyen Âge et l’apparition de l’angoisse cartésienne sont compensées par l’objectivité qui permet le contrôle. Le domaine objectif (un savoir objectif) se restreint au mesurable (qui peut être assujetti aux mathématiques). L’instrumentalisation du monde peut se déployer, les instruments tracer indéfiniment la fragile frontière entre l’humain et la nature, entre l’humain et son animalité. Si le corps est devenu extérieur à soi, on tente malgré tout, et sans doute à cause de cela, de le contrôler. On le mesure, on le sculpte, on le dessine. La médecine et les patients veulent domestiquer cette mécanique étrangère et rebelle.
Des cornes, des ongles, des pieds de cochons, des bois, des poils… Ces artéfacts animaux sont à l’œuvre dans le travail de Gaëlle Chotard comme des présences animales dans l’homme, saillants malgré lui. Il n’est sans doute pas dérisoire d’observer que le lieu d’exposition est un salon de coiffure : Gaëlle C. est très sensible à saisir l’adéquation entre objet exposé et lieu d’exposition. Ongles et poils sont probablement les traces du corps animal que l’humain (homme et femme) tend à domestiquer : on coupe ses ongles, on les vernis, on les lime, la manucure soigne ces appendices qui peuvent griffer, marquer le corps de l’autre ; on coupe, lave, peigne, ordonne les cheveux, on rase, épile, taille les poils des jambes, du visage, des aisselles, du pubis. Les poils du corps sont éliminés (plutôt chez les femmes) pour présenter un épiderme sans ambiguïté, lisse et sans accroche à l’insulte animale. Le poil est sale, il rappelle ceux du pubis quand on les trouve tombés hors des corps. Écoutez le reproche de la parenté au singe à l’homme « trop » velu. Ces travaux intimes et quotidiens du corps sont une toilette de domestication de son enveloppe charnelle qui tend à vouloir la proclamer non animale, hors de la sphère biologique, juste humaine. Sans équivoque. Nombreuses sont les magies qui recourent à ces ongles, à ces poils, à ces cheveux pour avoir une prise sur le corps de l’autre [3].
On peut dire qu’en général les marquages du corps servent à graver la force de la loi sur les corps [4], la loi sociale des hommes : nous sommes pleinement socialisés à travers nos chairs. C’est une figure forte du contrôle [5], et elle rend la norme lisible : je me maquille, je me coiffe, je m’épile. Mais tout concourt toujours à rendre plus humain, ou plutôt à humaniser, (et/ ou) à s’approprier l’objet perdu (on marque le corps de l’autre à son corps défendant quand on veut vraiment l’exclure de l’humanité). On domestique le corps étranger, son propre corps, on éloigne l’animal sauvage pour en faire le pur objet docile, celui qui ne trahit pas, la machine qui répond.
Peindre le corps, le tatouer, écrire dessus, le taillader, le marquer de cicatrices… ce sont des activités artistiques ou rituelles qui dans un même sens vont s’approprier le corps. Ces actes disent : ce corps est à moi. Une appropriation du corps par sa propre personne (je me peins), par son groupe (nous me faisons des scarifications, j’appartiens alors au corps social), par l’autre (ils me tatouent un numéro sur le bras). Quand Paul Valéry dit « le plus profond, c’est la peau. », c’est cette limite que reproduisent ces actes de possession : les appropriations des corps sont des actes profonds, mais qui restent sur la peau… sur le plus superficiel et le plus sensible. Le travail de Gaëlle C. diffère encore de cela. Elle ajoute des artifices au corps et alors, soit ses pièces signifient une mascarade, soit simulent une « résurgence », une sortie du dedans d’attributs de l’animalité. Il devient évidemment beaucoup plus difficile de parler d’acte d’appropriation de son corps dans ce cas. Car que se passe-t-il quand, de processus de domestication, l’animalité ressurgit plus fort encore ? Un amusement et une angoisse. Voir Gaëlle C. porter ces objets (par exemple aux mains, des sortes de sabots d’ongulés tricotés) fait autant sourire d’innocence que cela effraie.
L’amusement est permis aussi, car si la distance entre humanité/ animalité (son énonciation seule définit l’humanité) est la doxa, les voies hétérodoxes ne se sont jamais tues. La frontière est un de ces termes paradoxes : elle sépare mais réunit dans le même temps. La paroi d’une cellule est ce qui permet à cette cellule d’exister, ce qui l’isole pour lui conférer la pertinence d’une autonomie à jamais, toutefois, dépendante de son environnement nourricier. La paroi est alors encore la frontière qui sépare pour réunir. La frontière existe pour délimiter ce qui doit être traversé. Ainsi en est-il de la frontière qui fractionne et agrège l’humanité et l’animalité : l’échange des traits, des caractères, des destinées ont toujours eut cours. L’appropriation symbolique des qualités propres à chaque espèce dans un jeu de rivalité et de familiarité a trouvé un accueil particulièrement riche dans les structures classificatoires du totémisme ; mais dans le même temps il y a rejet et exclusion de l’animal, considéré comme le mauvais modèle, modèle de la bestialité éthiquement disqualifiée. Dans ce cas de figure, ce qui semble l’emporter, c’est une certaine répugnance devant l’animalité en général, associée à l’idée du mal, du péché, de l’enfer. Ce n’est pas tant l’animal lui-même, mais l’animal en l’homme qui pose problème. Les monstres mythologiques, créatures diaboliques, qui simulent la dégradation et la chute : la sirène, le centaure. Voyez encore notre attitude face au singe, ce « presque humain » : il est une caricature. Il est sur cette frontière abjecte qu’occupe sur son versant symétrique « l’homme sauvage ». Contrepoids de l’affirmation que « l’homme est humain », la définition de l’animal comme une chose est devenue humainement une donnée fondamentale, générale. L’animal, écrit G. Bataille [6], a perdu la dignité de semblable de l’homme, et l’homme, apercevant en lui-même l’animalité, la regarde comme une tare. C’est une angoisse. À la société de définir, d’énoncer d’innombrables pis-aller pour colmater cette brèche. Les pièces de Gaëlle C. jouent à cloche-pied sur ce petit muret, fragile frontière perméable, mais l’ambiguïté n’est jamais rassurante et rien ne nous certifie que le prochain faux-pas nous fera glisser plutôt de tel côté que de tel autre.
Pourquoi se faire mal, pourquoi cette abjecte circulation sur les marges ? C’est qu’aussi les conceptions des rapports de l’homme à l’animalité (et même à la nature en général) dessinent un très large éventail qui va de l’adhésion, la complicité, à l’acceptation, à la domination et au refus. Et parmi tout cela, il y a avec le travestissement une attitude qui définira bien le travail de Gaëlle : le désir de métamorphose [7]. Derrière l’imagination de la métamorphose, il faut apercevoir le désir inassouvi d’un pouvoir illimité de réalisation du désir. L’animal dans lequel l’homme rêve de se métamorphoser, c’est le délégué de l’homme pour le succès d’un acte qu’un obstacle naturel ou une censure sociale l’empêche d’exécuter. Peu d’animaux totems ne présentent pas quelque qualité désirable pour l’homme. Dans ses rêves de métamorphoses, l’homme s’identifie à toutes les possibilités, à toutes les libertés supposées de l’animalité. Comme dit Bachelard : « L’homme apparaît alors comme une somme de possibilités vitales, comme un suranimal. » Le travail de Gaëlle C. n’est donc pas seulement une résurgence de l’animalité : elle tricote cette métamorphose. Cette métamorphose est la manœuvre pour et la faculté de participer à des mondes imaginaires, c’est pour Gaëlle C. la traduction et l’artifice d’une « envie de plonger dans tel animal sauvage », de « ressentir ce qu’est d’avoir un corps animal » [8]. A contrario d’une technique lourde de simulacres, elle privilégie une approche fine, à fleur de peau, qui n’existe qu’à peine aux extrémités du corps ; fantasmagorie légère d’une métamorphose. Par la métamorphose, nous n’avons pas à faire avec une régression vers le primitif, c’est aller au-delà, le désir d’un pouvoir illimité de réalisation du désir. Pour Bachelard, le désir de régression (plutôt que de métamorphose) est peut-être d’abord associé à l’identification au devenir supposé de la végétalité, « symbole de vie tranquille et confiante ». C’est exclure alors l’hypothèse de Freud (Totem et tabou) qui affirme qu’avant l’univers social — acquis par le meurtre du mâle dominant, commis par les fils coalisés, exclus de la jouissance — était la horde primitive, pure nature, pure animalité. Pour lui comme pour l’idée commune, la trajectoire vers l’animalité serait une régression. Ce n’est pas ce qui transparaît dans le travail de Gaëlle C. : c’est jouer sur une frontière interdite pour une expérience de désir, un rapprochement délicat vers l’abject sans prétention de devenir un vrai animal sauvage.
« À peine sorti de l’animalité » est la formule qu’on retrouve sous la plume comme sur la langue du sens commun pour désigner ce « pas encore » humain, mais déjà si troublant de ressemblance ; c’est toujours péjoratif en tout cas. Mais quand l’animalité ressurgit, non pas violente et débridée, mais patiemment marquée sur le corps d’un tricotage volontaire… Nous ne sommes plus face aux crocs funestes d’un loup-garou, violent et insoumis, construit pour nous effrayer et nous ranger encore plus prudemment dans notre monde d’humanité construite. Le travail de Gaëlle C. ici n’est qu’une mascarade, un jeu quand il se rapproche de l’animalité. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un retour vers l’animalité et l’affect comme valeur (au contraire de la raison) que préconisent certains mysticismes new-age ou de bon teint écologiste : il y a davantage à chercher. Avec l’ouvrage de Gaëlle C. tout en tricotage, en mailles, en composition de précision, nous évoluons doucement vers un autre rapport au corps, notre corps animal ; peut-être un de ces signaux reconnus par D. Lestel (1999) qui, face aux nouveaux rapports à la nature qui se développent et face aux formes émergentes de sociabilités entre l’homme et l’animal, défend l’idée d’un nouveau « pacte ». Les mondes propres de l’animal (infinis irréductibles aux infinis de l’humain) seraient accessibles à l’humain à travers l’effort de l’homme pour les comprendre. L’artiste procède de cette compréhension à travers une durée d’exécution délibérément très longue, un tricotage volontairement très lent, usant des aiguilles et des fils les plus fins : plus long et plus proche de la peau. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers, l’animalité se cultive à fleur de peau.
Paris, mercredi 23 août 2000
Taez, mardi 13 février 2001
Bergen, mardi 14 août 2001
[1] 21 rue Vieille du Temple 75004 Paris
[2] Anthropologue, Lab. Eco-anthropologie – Muséum national d’histoire naturelle/ CNRS
[3] Chez les Touareg Kel Ajjer, on ne laissera jamais traîner ses rognures d’ongles de crainte qu’une personne malintentionnée n’en fasse usage contre soi. Dans la tradition arabe, « Cheveux et ongles jouent un grand rôle dans la magie, s’il est bon de les couper parce que ces parties insensibles recueillent le mal que contient le corps, il faut avoir bien soin de ne pas les laisser dans un endroit où elles risquent d’être foulées aux pieds. »
p. 104 in René Pottier, Initiation à la médecine et à la magie en Islam, Paris, Sorlot, 1939.
[4] Michel de Certeau, 1980.
[5] Après tout, Platon prévoyait un renforcement, nécessaire au mode d’organisation des nations modernes, du maintien de l’ordre public qui supposait l’existence d’un corps de police (de peau lisse ?) ayant pour fonction de lutter contre le désordre « naturel » venu du « bas », des appétits, de l’animalité.
[6] G. Bataille (1948, éd. 1973).
[7] Voir C. Canguilhem (1999) qui écrit de Bachelard livrant Lautréamont (1939) qu’il a découvert dans Les Chants de Maldoror en quoi consiste l’obstacle primordial à l’intelligence de l’objet biologique.
[8] Gaëlle Chotard, juillet 2000.