par Vincent Battesti

Article pour le journal des étudiants JTM

Veuillez fermer la grille, s’il vous plaît.


  Monsieur, vous avez terminé l’article pour notre journal ?
  Euh… non, pas encore. Je l’ai commencé mais pas terminé. Je vous le donne le plus vite possible.

Ai-je menti à cette étudiante ? Non, pas tout à fait. J’avais bien commencé de rédiger quelque chose, mais je trouvais cela trop formel, trop académique aussi. J’ai préféré abandonner ce texte. Il faut bien avouer que créer, puisque écrire est un travail de création, est toujours favorisé par les contraintes. Or, ce que l’on me demande d’écrire est « ce que vous voulez, Monsieur ! » Cette liberté est plus difficile à exercer que d’avoir à discuter des mérites comparés de ceci et de cela !

J’arrête un instant de taper sur mon clavier d’ordinateur et je me demande : serait-ce une question piège de mes étudiants en français ? Savent-ils les angoisses de la page blanche ? Bien sûr, à les avoir sur¬veillés pendant les récents examens de mi-semestre, je devine qu’ils ont subi les affres de la « copie blan¬che » ; c’est une autre chose encore que l’angoisse de la page blanche. Tous les écrivains et probablement tous les gens de lettres l’ont endurée. C’est le blocage, l’apathie mentale, l’annulation de l’imagination, l’anéantissement subit du fonction¬nement neuronal et une seule obsession désormais : qu’écrire ?

Ces étudiants m’ont-ils sollicité ou ont-ils sollicité le directeur du département de français ? Quel est mon statut d’énonciateur ? J’hésite, je me lève pour me regarder dans le miroir du couloir, je ne sais pas qui ces étudiants ont vu en formulant leur requête. À défaut, je sais au moins à qui je dois m’adresser, enfin, il me semble : aux étudiants du département. J’ai encore un doute, puisque j’ai entendu parler d’un tirage à deux cent cinquante exemplaires, bien au-delà des effectifs du département… Mince ! sur quoi miser ? Disons que mon lectorat principal sera étudiant et, dans tous les cas, francophone. Tout de même, je n’ose pas leur faire un cours de français dans un article. Mes angoisses les plus profondes demeurent : de quoi parler, quel thème aborder ? Un peu de qāt me serait peut-être utile pour huiler ces grinçants rouages d’une imagination aussi fertile que sont nombreux les étudiants à se presser aux cours après l’aïd el-kebir… Si tant est qu’une idée foudroyante viendrait à surgir, il me faut encore déterminer par quels moyens je compte faire passer cette idée. J’y réfléchis, avant de me traiter d’idiot : évidemment l’écrit ! Et un écrit propre à « passer » dans une revue étudiante. Ah ! c’est qu’aujourd’hui le style journalistique s’est grandement déconstruit ! On peut (presque) tout écrire dans un journal, et surtout presque de n’importe quelle façon. Certains tiennent à l’académisme tandis que d’autres pratiquent presque le style « journal intime » dans leurs colonnes.

Tant de questions, de choix à effectuer me démoralisent, me donnent le vertige, m’ouvrent des gouf¬fres d’incertitudes devant lesquels je m’accroche fermement à mon bureau. Pause-café.

Bon, reprenons. J’ai à écrire un article, mais je ne sais pas quelle identité revêtir, je ne sais pas à qui je dois m’adresser, ni par conséquent quel thème aborder et évidemment pas par quel moyen puisque tout cela doit s’enchaîner. Le but de cet article, je l’ignore tout autant : un éditorial ou bouche-trou dans la composi¬tion du journal ? En tant que directeur, l’enjeu serait peut-être de faire passer un message encourageant mes étudiants à travailler, à lire, à relire leurs cours… Aussi, l’enjeu dépend du « je » en jeu. Ce que je puis af¬firmer est mon seul contexte socio-spatio-temporel de récit, la socialisation des mots que j’aligne, le support de ce bavardage : chez moi, avec une bonne tasse de café, une après-midi désœuvrée par la désertion des étudiants en ce début de second semestre. Toutefois, on ne peut faire un article de tout cela, trop de questions demeurent sans réponses pour situer le contexte de communication, c’est-à-dire le positionnement du texte dans sa visée pragmatique, ou comme me le disait un bon ami : « … pensées décousues à présent, je vais arrêter d’écrire en même temps que je pense, l’arborescence cérébrale des émotions ne fait pas bon ménage avec la syntaxe écrite. »

Dr Vincent Battesti, Taez, mardi 13 mars 2001

Université de Taez | جامعة تعز
Faculté des Lettres | كلية الاداب
Département de Français | قسم اللفة الفرنسية

Sur le massif Saber, au-dessus de Taez (Yémen), 2001. Vincent Battesti
© Vincent Battesti