par Vincent Battesti

Je me penche et je coupe quelques plantes. Je me déplace encore un peu et je répète l’opération. Je donnerai celles-ci à mes animaux, là-bas. L’eau est à mes pieds, qui circule, cherche son chemin. Il fera bientôt nuit, les ombres ont disparu. Les étoiles, là-haut, vont scintiller.

« Comme on dit en arabe, les aveugles ne peuvent pas vous montrer le bon chemin, et les illettrés sont des aveugles, non ? […] Le gouvernement, s’il veut savoir ce qu’il se passe, doit manger dans toutes les soupes. » — Un shérif lettré à Nefta, le 6 mars 1996.

Rachid ben [fils de] Bechir ben Rouissi. À énumérer les parties de son nom, il retrace aussi les générations qui l’ont précédé et comment ce jardin à Degache (ou du moins sa part) lui est échu.

Depuis six heures ce matin, il est seul au jardin, comme à son habitude. Il n’a pas vraiment quelque chose à y faire, rien de pressant en tout cas. Il pourrait à la rigueur rester à la maison comme le font les plus jeunes aujourd’hui, mais pour quoi faire ? Autrement que pour le dîner et la nuit, il n’y est pas vraiment chez lui, il risquerait de gêner sa femme et les allées et venues des voisines. Et que diraient les voisins à le voir traîner dans le quartier ? Qu’il est un paresseux ? Qu’il a perdu son jardin ?

Aujourd’hui, il désherbe les tomates qui manqueront bientôt d’être étouffées sous les mauvaises herbes. Il en fait des tas sur les bords des planches. Il va ensuite couper d’autres mauvaises herbes dans les allées, dans les jachères, jusqu’à récolter la bonne quantité, pour qu’il n’ait pas ce soir à rajouter du concentré aux chèvres et à la brebis de la maison. C’est sa femme qui s’occupe des animaux. Avec le retour de la chaleur, l’herbe recommence à bien pousser et est envahissante dès que l’eau est là, dès que les nûbât (tours d’eau) sont assez rapprochées, longues et de débit suffisant. Il arrive qu’un des forages tombe en panne et que l’eau des circuits d’irrigation suffise à peine à inonder les carrés de cultures. D’après son voisin, son tour d’eau devrait commencer après-demain à onze heures dans la nuit.

Après le repas, des fèves qu’il a réchauffées sur le feu (il en mange tous les jours), l’après-midi est vite passée : il y a toujours quelque chose à faire dans le jardin. Il a rassemblé en l’occurrence toutes les palmes sèches qui traînaient au pied des palmiers depuis qu’il les a nettoyés durant l’hiver. Il les a rassemblées en paquet de vingt et il enverra dire à son cousin de passer les prendre avec sa charrette pour les vendre au hammâm (bain turc). Ça ne vaut pas grand-chose, mais ça paiera des bonbons pour les enfants.

Le soleil décline, l’appel à la prière se fera bientôt entendre, il est temps de rentrer. « Tiens, Mohamed et Tarek ne sont pas passés aujourd’hui. » Il coupe une grosse botte de salade pour la maison. Il devra passer par le souk (marché ou centre-ville) pour prendre du persil. Le peu qu’il a planté cette année n’a pas poussé. Peut-être de mauvaises graines. Ou plutôt il prendra du persil chez Brahim à qui il a prêté une mes-ha (une sape). Il boit son dernier verre de thé au jardin, de la théière qui est restée toute la journée sur la braise près de la cabane. Ce n’est plus une infusion, c’est une décoction. Il ne pourrait plus s’en passer.

En levant son verre, son regard se pose sur les premières spathes des palmiers qui s’ouvrent bientôt. « Le temps sera venu, la semaine prochaine, de polliniser », pense-t-il en attachant la charrette à son mulet et en y posant les bottes d’herbe et la salade. L’animal connaît le chemin du retour, Rachid peut s’allumer une cigarette Cristal.

Extrait de l’ouvrage « Jardins au désert », 2005, p. 9-10
Jardins au désert, Évolution des pratiques et savoirs oasiens, Jérid tunisien

Sur une route de la palmeraie de Tozeur, entre les jardins, près du mausolée de Sidi Kabuyya.
Tunisie, le 10 novembre 2008, 16h48, Vincent Battesti