Si c’est l’intersection entre le “large” de l’ordre des palmeraies et le “restreint” des jardins qui est intéressante, comment relier ces niveaux d’observation (et d’organisation) dont les facteurs explicatifs semble différer ? D’un point de vue de sciences sociales, la question n’est pas tout à fait nouvelle, mais reste partiellement irrésolue. On sait depuis Durkheim et son énoncé de l’irréductibilité du social, que l’enjeu de la sociologie et de l’anthropologie est d’user d’une méthodologie consistant en l’étude à une échelle inférieure de répercussions ou de correspondants de phénomènes d’échelle supérieure. Le problème que soulève constamment cette voie méthodologique est le raccordement entre des différentes échelles : est-ce que l’observation au niveau du sous-système des jardins vaut par extrapolation inductive pour l’ensemble du terroir oasien ? En effet, cela n’a rien de sûr : quand des objets à un niveau donné se combinent pour former des ensembles de niveaux supérieurs (jardin, parcellaire, palmeraie) apparaissent certains phénomènes nouveaux que l’on peut dire “émergents”, dans le sens qu’ils sont à jamais irréductibles à des causes touchant les phénomènes au niveau des parties.
Ainsi, selon J. Baudry (sur le Nord de la France, 1992 : 110), les vitesses apparentes d’évolution de l’utilisation des terres agricoles varient selon les échelles temporelles et spatiales considérées. En accord avec la théorie hiérarchique, plus les échelles temporelles sont grandes (un pas de temps court) et plus les échelles spatiales sont fines et plus les vitesses moyennes sont élevées. Il découle de cela un point extrêmement important : la vitesse d’évolution d’un ensemble spatial est inférieure à la vitesse moyenne d’évolution des ensembles qui le composent. Une approche statistique basée sur des taux moyens de changements extrapolés linéairement est clairement inadéquate. Les trajectoires sont des fractales. Au Jérid, pour un même praticien du développement, sont à sa disposition d’un côté des statistiques régionales des services de l’administration agricole se penchant sur la production, la taille moyenne des parcelles, etc., et de l’autre un terrain réel sur lequel il va tenter de saisir des dynamiques à travers des objets à sa dimension, c’est-à-dire les jardins (comme le jardin est la dimension de l’agriculteur). (Cela vaut pour le praticien de sciences sociales, quand bien même son ambition est un niveau de généralité supérieur.)
Ainsi, la dynamique observée au sein des exploitations est a priori plus rapide que celle de la palmeraie, et plus encore que celle de la région du Jérid. Une hypothèse peut être posée en accord avec Baudry : au niveau de l’ordre des jardins, ce sont les caractéristiques des cultivateurs et de leurs exploitations (telles que nous les avons définies) qui vont déterminer les évolutions, alors qu’au niveau régional, ces variables auront peu d’importance du fait de l’organisation hiérarchique de l’espace qui donne une certaine autonomie aux différents niveaux. Au plan régional, les variables déterminantes sont vraisemblablement les évolutions des techniques, des ressources naturelles, du marché, des activités entrant en concurrence avec l’agriculture. Au niveau des palmeraies, nous venons de le voir, les variables déterminantes seront l’origine sociale des propriétaires (bédouins ou sédentaires, pauvres ou aisés), les caractères pédoclimatiques des zones (conditionnant en partie la productivité), te leur insertion sur les circuits commerciaux. Les causes des changements à intégrer dans les modèles des dynamiques des exploitations sont, entre autres, la composition du jardin, la capacité d’investissement, le mode de faire-valoir et la prépondérance d’usage de tel ou tel registre de pratique du milieu (sujet que nous allons aborder dans la partie suivante). Les facteurs pertinents explicatifs des dynamiques varient selon l’échelle considérée ; il y a certes corrélation, mais ils n’appartiennent pas au même niveau d’organisation.
En termes de prédiction, l’observation de la dynamique d’un hectare de terre au sein de la palmeraie ne peut pas permettre d’extrapoler et de s’avancer sur la dynamique de la palmeraie. En d’autres termes, l’hypothèse de l’existence d’une organisation hiérarchique est posée : il existe des niveaux d’organisation, entités spatiotemporelles (région, zone, oasis, quartier d’oasis, groupe de jardins, jardin — et cela a été évoqué en début d’ouvrage) ayant une certaine autonomie au sein d’une hiérarchie. Une “certaine” autonomie, car l’existence hiérarchique implique aussi que les niveaux supérieurs exercent un contrôle sur les niveaux englobés. De fait, pour le Jérid, s’il est possible d’examiner les statistiques régionales donnant par exemple l’évolution de la production de dattes ou celle d’un mode de faire-valoir, la région est si diverse quant aux “états” rencontrés au niveau des exploitations qu’il est impossible de prédire les évolutions à ce niveau d’organisation. Il y a une sorte de révolution permanente à l’intérieur des oasis du Jérid : pour une exploitation donnée, à la fois toutes les trajectoires peuvent être prises (caractère imprévisible) et ne peuvent l’être qu’en réponse à un contrôle de niveaux englobants.
Les seuls facteurs influents pour l’avenir dont nous pouvons faire état se situent au niveau de la palmeraie, sinon de la région. Ce sont, entre autres facteurs, le développement (ou le re-développement) d’activités en concurrence avec l’agriculture (autrefois le commerce et le religieux, aujourd’hui le tourisme et la mobilité interrégionale) et la reconsidération du rapport à cette nature domestiquée de la population par ses différentes composantes (notamment avec l’apport transformant d’une vision “moderne” d’une terre qui produit).
Extrait de l’ouvrage « Jardins au désert », 2005, p. 156-157
Jardins au désert, Évolution des pratiques et savoirs oasiens, Jérid tunisien
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’Jardins au désert’’ est un bel ouvrage, je suis en train de le relire pour la énième fois, quel plaisir :)