Mon programme en anthropologie urbaine s’intitule :
– « Sociabilités et espaces urbains dans le monde arabo-musulman : natures horticoles et espaces publics ».
Ce projet propose d’étudier l’urbain du monde arabo-musulman dans la perspective d’une anthropologie urbaine qui ne renierait pas une anthropologie de la nature. Notamment en Égypte, au Soudan et au Yémen, des espaces publics urbains et leurs sociabilités seront étudiés, en particulier les lieux récréatifs (comme les centres-villes et les jardins publics), en travaillant à la production et construction sociale des espaces.
Dans mon projet de programme de recherche (version longue), j’ai fait un jeu de mot en écrivant que j’envisageais d’étudier ces villes dans le sens d’une « écologie urbaine ». Mais je ne l’ai à vrai dire guère expliqué. Les botanistes de Chicago au début du XXe siècle ont développé la phytosociologie pour étudier les communautés végétales dans le sens d’une écologie. Le développement de la pensée organiciste permit de transférer ces méthodes à l’organisme social. Robert E. Park, le fondateur de l’École de Chicago, de l’écologie urbaine en sociologie, s’inspira explicitement de l’écologie pour aborder « la ville, [comme] phénomène naturel ». Pourtant, il insistera plus sur les « interactions, directes ou indirectes, des individus avec les autres » que sur le rapport à l’environnement physique (c’est pour lui de la géographie). Lui et ses collègues seront soucieux de produire un savoir qui puisse servir utilement les politiques de contrôle social et de réforme. En fin de XXe siècle, l’écologie urbaine a connu un retour au biologique : on la définit comme l’écologie des organismes vivants dans une zone urbaine, principalement représentés par les espaces verts, publics et privés et les animaux sauvage (et c’est de plus en plus articulé autour de l’idée volontariste de « ville durable », autre réforme sociale).
Alors où se situe ma propre recherche ? On dira qu’elle tentera curieusement une réconciliation, un peu décalée, entre l’une et l’autre des définitions : je postule que dans le monde arabe, l’identité de la ville se fonde aujourd’hui sur la compétence de ses acteurs à négocier des espaces différenciés d’activités dont une part peut être reconnue dans l’analyse des quartiers, où la dominante est à l’interconnaissance, et l’autre part dans l’analyse des espaces publics, où la dominante est l’anonymat. Je vais particulièrement m’intéresser aux espaces publics et parmi ceux-ci je compte le centre-ville et les jardins publics. Ce sont des espaces ou des territoires de la ville qui sont toujours soumis à recomposition selon les groupes différenciés et selon des temporalités variables. L’espace des jardins publics est particulièrement intéressant : il renvoie d’une part à la nature dans la ville (désirée/non désirée) et d’autre part à une histoire sociale des appropriations récréatives de l’espace public. Je les aborde comme une production sociale de l’espace (les facteurs sociaux et technologiques qui induisent la création physique du cadre matériel) et comme une construction sociale de l’espace (les usages, valeurs et normes qui induisent une édification culturelle du spatial).
Je reprends couramment aujourd’hui la terminologie d’Isaac Joseph : dispositif et disposition. Ce ne sont pas termes que j’utilisais pour les oasis. Dans les oasis, j’ai acquis certaines compétences d’ethnographie et une expertise certaine sur les natures oasiennes. J’ai créé des outils d’analyse applicables à d’autres terrains concernant en particulier les processus de qualification des espaces en lieux.
Mon travail qui s’articule sur l’examen des pratiques des espaces et ses sociabilités aborde les interactions des sociétés (ou plus exactement des membres de ces sociétés) avec leur environnement. Les étudier sous l’angle d’environnements naturels, mais aussi sociologiques (ces environnements vécus sont alors démultipliés par les types de pratiques/perceptions qui s’y superposent) fait sens en oasis, mais de façon également évidente en zones urbaines : la ville, à défaut d’être un « vivre ensemble » est à tout le moins sous le signe de la co-existence ou de formes de sociabilités, en plein ou en creux, au gré des espaces.
Le projet est d’analyser les caractères vécus, subjectifs et quotidiens des lieux afin de documenter le rôle des acteurs sociaux dans l’espace des natures urbaines. L’idée est d’associer dans la même recherche urbaine des objets naturels aussi variés que les jardins publics officiels, les bacs à fleurs ou l’arbre introduit par un voisin en brisant le dallage du trottoir. Il s’agit aussi d’étudier dans le même mouvement les pratiques urbaines en espaces publics. Je propose pour cela le filtre de deux figures — l’enchantement et le contrôle — et de m’appuyer sur deux hypothèses qui se complètent.
- La première est que les diverses natures urbaines se répondent entre elles et ne prennent sens que dans leur contexte urbain et celui des pratiques sociales qui y prennent place.
- La seconde hypothèse est que la ville ne « tient » pas parce qu’elle est « ville », mais parce qu’il existe des contrôles, dans et par les espaces, dans et par les sociabilités, pas toujours en concordance.
Mes deux figures :
- L’enchantement. Je distingue deux types d’enchantement esthétique des espaces urbains : l’un par insertion ou modification d’ambiances récréatives et l’autre par insertion ou modification d’objets naturels.
- Le contrôle. L’espace public des centres-villes et des jardins doit s’inventer ses garanties de paix sociale entre anonymes. À la fréquentation de nouveaux groupes sociaux répondent de nouvelles sociabilités et donc de nouvelles formes de police : je distingue alors le niveau des dispositifs (un contrôle par les structures) et le niveau des dispositions (l’autocontrôle).
Les bouleversements sociaux récents des territoires des villes arabes, en Égypte, au Soudan et au Yémen, commandent l’étude des multiples procédures des rapports des habitants entre eux et avec leur espace de vie. Pour jouer sur les mots, on dira qu’étudier la nature dans la ville permet d’accéder à la nature de la ville, espace social et moral de pratiques à partir d’une « écologie urbaine » basée sur les natures jardinières urbaines.