– 7 novembre 2005. Dubrovnik – Biograd na Moru (Croatie).
Je ne saisis qu’aujourd’hui un avantage des sobe (chambres chez l’habitant), c’est qu’on peut y faire sa propre cuisine. En l’occurrence, mon café, bu sous les treilles de vigne et de kiwi, et des hortensias roses.
Le café est resservi de toute façon : la mère de la logeuse (elle-même plus très jeune) m’invite à en reprendre (« Venez, il est chaud ! »). Avant de siroter le sien et d’avaler ses médocs, elle prend sa tension (14-7) et celle du monde. Même diagnostique que partout ailleurs : le monde va mal. « Enfin, à Dubrovnik, ça va mieux quand même qu’avec la guerre. Mais la ville ne vit que du tourisme… » dit-elle avec une moue de dédain, comme pour parler d’une catin.
Lundi matin, sur le pont-levis de la ville résonnent les pas pressés des habitants diurnes embauchant pour une nouvelle semaine dans une économie touristique.
« Où allez-vous maintenant ? »
« Je ne sais pas… vers le nord. »
« La Slovénie ? »
« Oui, par là. » Et j’embarque des figues sèches et de la grappa du marché de Dubrovnik.
Je ne suis peut-être pas sorti de la Croatie aujourd’hui ; c’est beaucoup plus long que je ne pensais et surtout la route du littoral, en fait, qui zigzague sans cesse au-dessus de l’eau. Plein d’îles, d’eau, mais bien plus de virages. Le ciel était couvert, gris. Je quittais l’été pour l’automne, encore et ça me laissait le sentiment étrange d’infraction : comme être dans le décor d’un théâtre balnéaire une fois que l’on a coupé la lumière et que seuls quelques techniciens s’affairent. La musique d’Eshmet, électronique macédonienne bizarre, s’imposait.
Deux filles qui faisaient du stop ont refusé de monter (pas la bonne direction, disaient-elles) et plus loin un type (il semblait plus vieux que moi, donc il doit avoir mon âge) est monté. « Je vais vers Split. » Il va à Split. « Tu parles français ? anglais ? arabe ?… Croate. Bon. » Un garçon de café en vacances à Dubrovnik. Il n’a pas été chiant pour les 150 km qu’on a dû faire ensemble, sauf qu’il fumait toutes mes cigarettes (je ne sais pas comment, mais deux fois plus vite que moi) et qu’il puait la chèvre. Ce n’est qu’au plus fort de l’orage qui n’a pas tardé à nous tomber dessus que j’ai remonté ma fenêtre. Et le trajet a duré, car la route était très glissante ; j’ai failli m’emplâtrer une voiture devant quand elle a pilé à cause d’un accident qui venait d’avoir lieu entre deux bagnoles (qui, elles, ne se sont pas ratées). On passe deux fois une frontière et les douanes (sans arrêt), une excroissance bosniaque.
Le soleil est revenu exactement à l’instant où nous arrivions à Split. Split, ça a beau être en jaune sur ma carte, ça ne casse pas des briques. Ça ne m’inspire pas pour tout dire. À son profit : un port avec des ferries pour l’Italie (m’étant encore une fois égaré en ville, je me suis retrouvé sur une file direction Italy, c’est surprenant) et une odeur d’eaux marines remuées.
14h 30. J’hésite. Mettons, continuons par la côte, direction Zadar, Rijeka. Yallah.
Et la campagne se répète jouant les variations. Là, ce sont les murets de pierres grises qui délimitent des enclos d’arbres fruitiers (figuiers effeuillés ou oliviers dont on récolte les fruits en ce moment) ou de rien, de la jachère ou du terrain vague.
Je croyais m’être lassé d’un peu tous ces paysages, rentrons, puis les îles verdoyantes de l’Adriatique se sont crues du Pacifique sous les percées du soleil.
Tout de même, je n’arrive pas à m’y faire : nuit tombée à 16h 30. Il faut s’arrêter de rouler.
Biograd na moru (sur mer) : petite bourgade de pêche sur la mer, sans prétention sinon touristique, mais au mois de novembre…, hein, bon. C’est quand même un nom de ville ridicule. Je trouve une chambre sur les quais, entre le port de plaisance et les petits ferries des îles. Les pavés luisent, crachin sur Biograd. Je vais prendre mon café du soir au comptoir. La serveuse et unique employée du zinc s’ennuie. « Je ne sais pas pourquoi, mais aujourd’hui c’était terriblement mort… rien à faire. » Alors, on parle. Elle vient de terminer ses études d’architecture à Zagreb et cela fait presque un an qu’elle dépanne ici, mais elle devrait trouver un premier emploi pour faire son projet d’archi. Nombril dénudé, ticheurte trop court, le plateau sur une main, elle s’écrie « Elvis is alive ! » pour se moquer quand passe un vieux tube du King à la radio. Bavarde, enjouée, elle me laisse juste le temps entre deux commandes de me souvenir des filles et femmes d’Égypte… Ah non, il n’y a pas à dire : beaucoup est à faire là-bas pour qu’on cesse de les penser comme fille ou femme a priori. Ma serveuse croate ne me donne pas l’impression d’être architecte ou d’être elle-même féminine bien qu’elle soit femme. J’ai aussi un peu l’impression que le monde arabe m’a un peu déformé aussi sur les questions de genre. Elle ne veut pas encaisser mes deux cafés, elle me les offre. « Tu trouves ça bizarre ? C’est notre première rencontre, c’est normal ! » C’est ambivalent.