Des palmeraies oasiennes, écosystèmes inventés par les humains

Des recherches récentes ont montré que les oasis et leurs palmeraies n’existeraient pas sans les humains. Les oasis sont des objets habilement et ingénieusement construits sur le temps long et entretenus par le labeur fidèle de générations d’agriculteurs. Quand, comment et pourquoi cette forme étonnante de façonnage des paysages par les humains est-elle née ? Quelle est l’origine des palmiers dattiers, vitaux à la présence humaine au Sahara et en Arabie ?

À la seule évocation du mot oasis, des images fortes viennent à l’esprit, même à ceux qui n’ont jamais vécu dans les plus grands déserts de la planète, le Sahara et l’Arabie. Les oasis sont souvent imaginées comme des havres de paix et de repos, des lieux miraculeux et naturels de verdure accueillant les voyageurs et toute une humanité qui aurait trouvé là refuge en des temps anciens. Les oasis sont la combinaison d’une agglomération humaine et d’une zone cultivée (ordinairement une palmeraie) en milieu désertique. Cette courte définition pose d’emblée la présence humaine et la notion d’agriculture. Quid de ces palmiers et de cette eau que nos imaginaires se plaisent à placer dans le désert ? En photographie ou en bande dessinée (Tintin au pays de l’or noir), quelques touffes de palmiers féraux (échappés de culture) peuvent se trouver près d’une rare résurgence d’eau. Cela n’en fait ni une oasis ni une palmeraie. Une oasis est un habitat pour des humains et des non-humains, aménagé par les humains, façonnant un agroécosystème complexe dans un environnement inhospitalier, aux humains mais aussi à leur cortège de plantes et d’animaux. Le pendant de l’agglomération humaine est donc la zone cultivée, qui prend presque toujours la forme d’une palmeraie.

La palmeraie d’oasis est un espace fortement anthropisé et irrigué, sous la forme d’un puzzle de jardins privés contigus, où l’on pratique classiquement une polyculture intensive. Cet agroécosystème basé sur le palmier dattier (Phoenix dactylifera L.) a de nombreux avantages. Le dattier est une plante rustique qui permet la création d’un effet oasis, un microclimat favorable à d’autres cultures : une véritable espèce ingénieure. Presque aucune des plantes cultivées dans les jardins n’est locale (bien qu’elles soient acclimatées et sélectionnées). Elles ne pousseraient pas là sans cet agroécosystème artificiel, qui doit son existence à l’art des humains d’arranger le monde. La palmeraie typique est structurée verticalement en trois strates : des palmiers dattiers ombragent des arbres fruitiers (orangers, bananiers, grenadiers, pommiers) à l’ombre desquels sont cultivées les plantes basses (maraîchage, fourrage, céréales). Une partie de la troisième strate peut être légèrement décalée dans certaines palmeraies anciennes, voire absente dans les palmeraies plus modernes.

En Arabie ou au Sahara existent aussi des palmeraies non oasiennes, qui ne sont pas adossées à un habitat ni à une présence humaine permanente. Dans la région d’al-‘Ulā, en Arabie saoudite, les Bédouins des populations pastorales ont aussi leurs propres palmeraies, très différentes de celles des sédentaires, qui servent peut-être autant à produire un peu de dattes qu’à entretenir des marqueurs territoriaux bédouins : des palmeraies de cueillette.

oasis palmeraie jerid

Une trouée de soleil dans un jardin de la vieille palmeraie du Jerid où sont cultivés de la corète potagère et des rosiers, sous des agrumes et bananiers ombragés par les palmiers dattiers, à Tozeur (Tunisie), le 6 août 2011

© MNHN - V. Battesti
entre palmiers et oliviers, dans l’oasis de Siwa

L’un des fils de la maison nettoie à la faucille une parcelle du jardin familial de palmeraie, entre palmiers et oliviers, dans l’oasis de Siwa (Égypte), le 20 nov. 2013

© MNHN - V. Battesti

Des palmeraies domestiques, mais des palmiers sauvages ?

Le palmier dattier, pilier de ce système, est-il indigène du Sahara ou du désert d’Arabie ? La recherche n’a pas encore aujourd’hui de réponse catégorique. Certes, les Touareg Kel Ajjer de Djanet, en Algérie, considèrent le palmier dattier (tasdet) comme une plante sauvage transplantée dans les jardins. Pour les biologistes, cependant, le parent sauvage du dattier cultivé est longtemps resté introuvable. Toutes les découvertes de palmiers sauvages (en Espagne, au Maroc, etc.) ont été récusées par des analyses ultérieures démontrant leur qualité de palmiers domestiques échappés de culture. Il a même été proposé que le palmier dattier fût le résultat d’une hybridation entre deux espèces proches du dattier du genre Phoenix. Des études génétiques ont pu en réfuter l’hypothèse, puis d’autres, morphologiques et génétiques, ont enfin formellement identifié, en 2017, quelques individus des montagnes du Hajar en Oman comme indubitablement sauvages.

Les preuves archéologiques tendaient déjà à proposer le golfe Persique et la Mésopotamie comme lieu de domestication. Les plus anciennes preuves d’exploitation du dattier sont datées de − 7 000 (dans les actuels Abu Dhabi et Koweït) et celles de sa mise en culture de − 6 700 en Mésopotamie et − 5 700 dans le Levant. C’est une forme domestique du dattier qui a été ensuite diffusée d’est en ouest, par l’Arabie vers l’Égypte du Moyen Empire (il y a 4 000 ans), en Libye il y a 2 800 ans, jusqu’à l’ouest du Sahara il y a 2 000 ans. En effet, les palmeraies du Maghreb n’entrent dans l’histoire qu’à l’époque romaine. Signe de l’importance du dattier, des palmeraies et des oasis, d’importants bouleversements culturels s’opèrent dès que les palmiers sont mis en culture autour du golfe Persique. L’émergence des palmeraies s’accompagne au IIIe millénaire avant notre ère en Oman d’évolutions sociales et techniques des établissements humains. Au Yémen, les palmeraies prennent leur essor au début de l’âge du fer avec les premiers royaumes sudarabiques et les premières villes.

 instituteur saoudien retraité inspecte son jardin de la vieille palmeraie

Entre carthame des teinturiers, oignon et coriandre, un instituteur saoudien retraité inspecte son jardin de la vieille palmeraie, entretenu par un ouvrier égyptien, à al-‘Ulā (Arabie saoudite), le 14 avril 2019

© MNHN - V. Battesti

Agroécosystèmes complexes en réseau

Avec la domestication du dattier et la diffusion de savoir-faire qui permettent son emploi dans la réalisation de palmeraies oasiennes, les groupes humains des régions désertiques domestiquent aussi leur environnement. André-Georges Haudricourt nous le rappelait en 1943 : « La plante utile, comme l’animal domestique, n’est pas entre les mains de l’homme un outil rigide dont il peut se servir à sa guise. » On façonne, on ajuste avec les conditions physiques du milieu et les particularités propres des êtres avec lesquels on établit des relations. Chaque oasis est particulière, mais le modèle est relativement stable, suggérant la diffusion de connaissances, de savoir-faire, sans doute de proche en proche, au cours des millénaires.

Pour en revenir à l’emblématique et structurant palmier dattier et à sa diffusion, des études génétiques récentes indiquent que les palmiers dattiers du nord de l’Afrique ont connu une introgression avec le palmier de Crète (Phoenix theophrasti Greuter), espèce relictuelle du nord-est de la Méditerranée. Le contexte géographique, chronologique et historique de cette introgression reste énigmatique. Nos études ethnobotaniques et génétiques à Siwa (désert Libyque, Égypte) concluent à une part plus importante de l’ADN de ce palmier de Crète dans ces dattiers qu’ailleurs en Afrique du Nord, et en particulier parmi les dattiers qui croissent dans des palmeraies périphériques, abandonnées depuis l’époque ptolémaïque. L’oasis de l'oracle d’Amon, Siwa, formait à l’époque dynastique égyptienne Sexet-ȧm le pays des palmiers dattiers ou le royaume des Deux Déserts – déjà un grand centre (Ve siècle avant notre ère) au carrefour des influences exercées par l’Égypte pharaonique puis gréco-romaine et les colonies grecques de Cyrénaïque. Notre hypothèse est que ces palmeraies périphériques ont été abandonnées peu après l’introgression par le palmier de Crète et que leur composition génétique a pu évoluer indépendamment des populations de dattiers de l’oasis actuelle. À travers les flux des transports transsahariens, en particulier ceux d’Orient, ces derniers ont pu voir leur ascendance P. theophrasti diluée par des flux de gènes provenant d’autres populations.

On le voit, les oasis et leurs palmeraies sont des constructions humaines historiques qui doivent aux liens persistants entre établissements humains, permettant des échanges de matériel végétal, notamment de Phoenix (donc peut-être de Crète). Une île méditerranéenne et une oasis saharienne. Les oasis sont comme des îles habitées, jamais totalement isolées. L’oasis autarcique qui peut vivre sans lien avec d’autres territoires n’existe pas, car ce n’est pas la raison d’être d’une oasis. Sa raison d’être, au contraire, est d’être un nœud de réseau au sein d’un Sahara connecté. Loin donc d’être autarciques, les communautés oasiennes s’articulent avec d’autres communautés humaines (oasiennes du proche, urbaines du lointain) mais aussi des sociétés pastorales, qualifiées et revendiquées de bédouines quand elles sont arabes, mais les mondes amazighen (par exemple Touareg) ou Toubou (par exemple Teda ou Daza) en comptent aussi. Les relations entre groupes pastoraux et groupes sédentaires peuvent être complexes (assujettissement ou prédations) mais nécessaires (coordinations et interdépendances). Les uns produisent du grain, des dattes et du maraîchage, les autres de la viande, du lait et de la fumure. Pour l’exportation de l’évidente surproduction dattière des oasis, les marchands des cités oasiennes organisaient leurs propres caravanes ou louaient les services de groupes pastoraux.

La palmeraie oasienne forme une bulle artificielle maintenue par l’énergie du travail des populations sédentaires et leur savoir-faire. Cela l’affranchit donc en partie de son environnement désertique, mais elle est aussi connectée à cet environnement par son association avec les circuits de l’élevage transhumant des populations pastorales et les pistes commerciales du désert. La littérature (depuis le XVIIIe jusqu’au XXe siècle) évoquant l’oasis de Siwa, par exemple, est remplie de listes de produits que l’on exporte et importe. Historiquement, les palmeraies semblent avoir très tôt constitué à la fois un agrosystème riche, offrant des opportunités élevées de subsistance, et un espace de cultures de rente d’exportation. De récentes fouilles archéologiques révèlent des systèmes à grande agrobiodiversité et à agriculture commerciale : ricin et vin dans l’oasis de Kharga (Égypte, Ve–IVe siècles avant notre ère), dattes et coton à Madā’in Sāleh (Arabie, IVe siècle avant au VIIe siècle après). On ne saura dire, de façon générale, si les oasis doivent leur existence à leur statut de relais sur les routes en réseau qui traversent le Sahara et l’Arabie depuis des millénaires ou si ce sont les routes de ce réseau qui doivent leur existence aux oasis. Chaque cas oasien a évidemment son histoire propre. Toutefois, si les oasis sont des agroécosystèmes aménagés par les humains, on peut légitimement envisager qu’ils les ont aménagés dans le but de produire pour garantir une autosuffisance maximale, mais jamais suffisante, et produire pour l’exportation.

Extrait de l'ouvrage La Terre, le vivant, les humains, MNHN/La Découverte

Auteur

Vincent Battesti

Anthropologue, chargé de recherche CNRS au Muséum national d'Histoire naturelle dans l'unité d'Éco-anthropologie (UMR 7206)

La Terre, le vivant, les humains

  • Coédition Muséum national d'Histoire naturelle / La Découverte
  • 2022
  • Sous la direction de Jean-Denis Vigne et Bruno David
  • 196 × 249 mm
  • 420 pages
  • 45 €
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Références

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